La grande chaîne TF1 garde au secret, dans ses placards, une émission qu’elle ne diffusera jamais. C’est un plateau télévisé qu’elle a réalisé à la gloire d’un dictateur. Bakchich-TV diffuse les meilleurs extraits de la vidéo interdite, et vous raconte comment la première chaîne française a pris des libertés avec sa déontologie.
L’histoire commence en1996, dans les bureaux du géant du BTP propriétaire de TF1 : Martin Bouygues. Le Groupe Bouygues vit alors un conte de fées dans une petite république d’Asie Centrale riche en gaz : le Turkménistan. Son président, Saparmourad Niazov, offre au maçon français 200 millions de dollars pour couler du béton sur une mosquée dans le désert, un palais, puis un parlement. Pour être précis, clarifions qu’il s’agit d’un parlement fantôme, car Niazov est classé par Amnesty International parmi les pires dictateurs de notre temps. Avant de mourir, en 2006, l’homme aura eu le temps de se faire élire par son parlement président à vie, d’emprisonner au secret et torturer ses opposants, de donner aux mois de l’année le nom des membres de sa famille, d’interdire la presse libre, le théâtre, le ballet et l’opéra qu’il juge « contraires à l’esprit du peuple »… Ubu blond en chapka, Niazov n’est pas un démocrate, mais il signe des contrats de BTP avec la France. Alors quand il débarque en visite officielle à Paris, au mois de septembre 1996, son meilleur ami français, Martin Bouygues, va se mettre en quatre pour flatter son culte de la personnalité.
Le bâtisseur mobilise son atout décisif, qu’il est le seul à posséder : TF1, la première chaîne de télévision d’Europe. Bouygues promet à Niazov une prestigieuse émission entièrement consacrée à se splendeur de Turkmenbashi, « le père des Turkmènes ». Les studios de TF1 sont mobilisés pour un enregistrement exceptionnel. Martin Bouygues en personne, le patron de TF1, Patrick Le Lay et le PDG de Gaz de France sont assis face au président Niazov, que va interviewer le directeur adjoint de l’information de TF1, Jean-Claude Narcy. Titre de l’édition spéciale, annoncée en prime-time : « le Tukménistan et son avenir économique » ! Décoiffant.
Le plateau s’ouvre sur un générique comme il ne s’en fait plus depuis la création de l’ORTF, en 1964 : une image panoramique de Paris, paisible, avec au loin la Seine, la tour Eiffel, et, par-dessus, le son d’une bruyante fanfare qui sent l’entrée des gladiateurs dans l’arène d’un péplum italien. C’est vieux, ça a tout pour endormir les téléspectateurs de TF1 gavés d’images à débit rapide, mais pour Niazov, c’est Versailles !
Ensuite, c’est 45 minutes d’interview musclée et dérangeante. Jean-Claude Narcy, oubliant que 50% de la population turkmène est au chômage, ne cesse d’interroger le dictateur sur les richesses de son pays. Probablement déstabilisé, Niazov contre-attaque par un coup-bas contre TF1, qu’il décrit comme « la télévision la plus puissante du monde et le plus grand vecteur de culture ». A quoi le PDG de TF1, Patrick Le Lay, réplique en redoublant d’impertinence : il parle du Turkménistan comme d’un pays « au carrefour des grands mouvements mondiaux », cite la télévision turkmène comme « la mémoire d’un peuple et d’une civilisation », et propose au Père des Turkmènes de l’aider, sans rire, à fabriquer « des émissions consacrées à son pays et à sa culture ». Ce qui prend toute sa saveur quand on sait que pour le président Niazov, la culture se réduit aux musiques folkloriques et à la lecture officielle, imposée à l’école et à l’université, d’un livre de pensées dont lui-même est l’auteur, et dont les citations ornent les autobus.
Pauvre Niazov ! Narcy ne l’interrompt jamais et le laisse nous endormir dans de longues minutes de discours sans rythme et sans relief. Si plat, si ennuyeux qu’il enverrait direct les spectateurs de TF1 se réfugier sur Arte pour y trouver de la vitesse et des sensations fortes. Narcy s’ennuie, mais mérite son salaire : il anime, passe la parole au patron de Gaz de France, invité lui-aussi, et on se met à discuter… du gaz, puis de la construction, par Bouygues, d’un palais des Congrès ouvert à la population turkmène. On ira même jusqu’à louer l’importance de la culture et du bien-être de la population, sans qu’une seule fois, à l’occasion de cette interview historique, il ne soit demandé au président turkmène des nouvelles des opposants et des journalistes qu’il a jetés en prison.
Le plus drôle ? C’est que Niazov, lui, prend l’interview très au sérieux, alors qu’il est en train de se faire rouler par son ami français. Le décor, les acteurs sont vrais, mais ils savent très bien qu’il n’y aura d’ « édition spéciale » sur le Turkménistan à la télévision française. Une fois que Niazov s’en va de TF1, l’enregistrement de l’émission est soigneusement rangé dans un tiroir.
Heureusement pour nous, le journaliste indépendant David Garcia, auteur d’un livre d’enquête sur l’amitié entre le PDG français Martin Bouygues et le dictateur turkmène (Le pays où Bouygues est roi, Danger Public, sorti en 2006), a récupéré une copie de la fausse émission.
En visionnant ce premier extrait, ne ratez surtout pas ce détail fabuleux : Jean-Claude Narcy, qui sait qu’il mène une interview complaisante et bidon, montre un signe de faiblesse. Il retient sur ses lèvres un sourire, ou, peut-être, un fou rire qui menace d’exploser. En face de lui, Bouygues et Le Lay suivent la fausse émission en comptant les dollars. Narcy, lui, fait des efforts pour ne pas se marrer.
Extraits de la vidéo interdite de TF1 : le journaliste Jean-Claude Narcy flatte le dictateur… en se retenant de rire !
En conclusion de ce grand moment de déontologie, on pourra savourer une citation de Martin Bouygues, sortie d’une brochure du groupe datant de 2005, et dans laquelle le PDG défend les vertus d’un capitalisme responsable : « Oui, je considère que l’entreprise doit observer des règles morales strictes et définies. Plus nous sommes éthiques, plus nous sommes rentables ». Sans rire.
David Garcia, journaliste-enquêteur : l’émission à la gloire du dictateur n’a jamais été diffusée.
La vidéo secrète de TF1 à la gloire du dictateur (1)
La vidéo secrète de TF1 à la gloire du dictateur (2)
Pour tout savoir du roman d’amour entre un PDG français et un nouveau Staline, lisez le livre-enquête de David Garcia : Le pays où Bouygues est roi. L’ouvrage, paru aux éditions Danger Public, raconte Comment 150 ingénieurs de Bouygues ont œuvré au Turkménistan pour satisfaire les caprices de son dictateur, pour raser des quartiers entiers de la capitale, ou chasser en pleine nuit, au rateau, les grenouilles qui ont envahi le jardin de la villa présidentielle…
Bakchich a contacté la communication du Groupe Bouygues, qui nous précise qu’il ne fera aucun commentaire. Quant à l’ancien directeur de l’information de TF1, Robert Namias, récemment nommé par Sarkozy chef du Conseil National de la Prévention Routière, il nous répond en syllogisme :
1) « Je ne me souviens de rien ».
2) « De toute façon, ce n’est vraiment pas intéressant ».
3) « Écrivez ce que vous voulez, je n’en ai strictement rien à foutre ».
Pour ma part je n’avais jamais entendu parler de cette affaire donc merci à Bakchich de la ressortir. C’est toujours un plaisir de voir les hauts-faits de Mr Bouygues, d’aujourd’hui comme d’hier…
NB : affligeant de voir comment la pratique du commentaire sur le Net se résume presque toujours à jeter sa bile sur la table. Web 2.0, ou même 3.0 si vous voulez, mais toujours autant de couardise pour les internautes professionels. Messieurs je ne vous salue pas et ma bile sera pour vous cette fois
longue vie a Bakchich !