Le Proche-Orient, où la Turquie joue un rôle croissant, est actuellement marqué par la proximité de trois élections : en Israël, en Iran et en Turquie même, et de quatre successions : en Jordanie (elle vient d’avoir lieu), en Syrie, en Arabie Saoudite, chez les Palestiniens. C’est une région fragile, sensible - on le voit devant les perspectives négatives du processus de paix en Israël sur lesquelles tout pronostic s’avère difficile.

Contraintes

Quels sont les atouts, et aussi les contraintes, qui aujourd’hui y attribuent une place particulière à la Turquie ?Depuis dix ans, l’Urss s’est effondrée et le rôle confié par l’Occident aux Turcs, former une avant-garde face à la menace soviétique, s’est transformé en celui de gendarme de la région ; en particulier les Etats-Unis favorisent un rapprochement encore plus étroit avec Israël, face à l’Irak, en vue de contrôler les hydrocarbures, etc..

L’Islam s’y revitalise, mais en Turquie il garde ses caractères propres, turcs, voire ottomans : notion de puissance politique et civile importante, génie d’utiliser subtilement les diverses communautés minoritaires, de les neutraliser les unes par les autres (aujourd’hui, à côté du fond sunnite, existent les Alévites, diverses sectes caucasiennes et balkaniques, etc), absence de séparation de la religion et de l’Etat, laïcité certes héritée de K. Atatürk mais où le Ministère des Cultes surveille tout ce qui se passe dans les mosquées, voire place éminente de l’armée dans la société.

Difficultés internes

Plusieurs problèmes internes sérieux demeurent : Les kurdes, en premier lieu ; aryens, sunnites, ils avaient pour tâche, avant 1914, de garder la frontière face aux Russes et aux Arméniens ; les Turcs considèrent leur force, leur présence en Irak (ils n’aiment pas que les Américains y négocient avec eux), alors qu’ils méprisent les Arabes ; n’oubliant pas que l’Irak, après 1918, a été reconstituée par les Anglais et les Français à la suite de l’exclusion des Russes de la région, il ne fait guère de doute que si Saddam Hussein tombait, les Turcs réclameraient la région de Mossoul... Le développement économique : Atatürk l’avait conçu selon un capitalisme d’Etat, un peu « à l’ottomane », plutôt « à la soviétique » ; les Turcs comptent de grands hommes d’affaires, qui savent travailler chez eux, mais aussi à l’extérieur (en Libye, et surtout dans le Caucase, en Asie centrale, régions de peuples turcophones, où ils peuvent proposer un modèle d’évolution vers la modernité) ; le président Özal, qui pourtant allait faire le pèlerinage à la Mecque, mais avait été fonctionnaire de la Banque Mondiale, a beaucoup œuvré pour l’occidentalisation économique du pays ; aujourd’hui, la Turquie présente deux handicaps dans ce domaine : la succession d’Özal, pas bien assurée, et le manque de capitaux.

La vie politique et l’armée. Jadis, face au danger marxiste, après Atatürk, l’armée, chargée de la défense de la laïcité, avait témoigné d’une grande prudence à l’égard de l’Islam et par exemple lui avait laissé une place importante dans l’enseignement ; mais peu à peu les islamistes, avec Erbakan, ont progressé et la menace principale a changé : aux prochaines élections, le parti religieux aura peut-être 30% des voix. D’autre part, la vie politique, notamment l’activité des partis, demeure tumultueuse, imprévisible, avec des renversements d’alliance invraisemblables et une place un peu trop évidente de la corruption et des influences mafieuses ; c’est ainsi qu’un accident d’auto à relevé les liens compromettants d’un Ministre de l’intérieur avec un chef mafieux, une prostituée et un membre des services secrets ; malheureusement, les témoins honnêtes qui disent la vérité, ainsi certains journalistes, se retrouvent parfois en prison, voire assassinés.

La réflexion en cours

A l’évidence, cette réflexion porte avant tout sur les relations avec l’Union européenne. Un accord d’association avait été signé (en vue d’une entrée ?) dans cette Union. En réalité, de fortes résistances sont apparues, pour des raisons économiques, à propos de la question arménienne, sur l’histoire des 17^ème et 18^ème siècles : les Turcs ont fait peur. Le problème, au fond n’est-il pas surtout celui d’une forte différence des cultures ? Il suffit, pour le comprendre, de regarder les significations éloignées que peut avoir la laïcité en Europe et en Turquie. Il en résulte que les Turcs se sentent les « mal aimés ». Et ils seront probablement parmi les derniers à entrer dans une Union européenne... à 35 ?

Atouts

Cependant, le pays, dans d’autres secteurs, dispose de plusieurs atouts. Ainsi ; il peut s’appuyer sur les Etats-Unis, tant face à l’Europe qu’au Proche-Orient, où, au moins pour un temps, il compte aussi sur Israël. Il est intéressant de noter que, face au « lobby » grec en Amérique, qui n’est pas négligeable, l’appui du « lobby » juif peut être utile, ainsi dans les affaires comme celle des missiles à Chypre : le jeu est emmêlé....D’autre part, la région a échappé aux crises économiques majeures que depuis 1997 connaissent l’Extrême Orient, la Russie, l’Amérique latine ; la raison en est probablement que les investisseurs étrangers y sont traditionnellement très prudents.

Les relations avec l’Iran, le Caucase, la Mer noire, après l’URSS, demeurent très complexes : oppositions, complémentarités, mauvaises relations politiques et bonnes affaires ? Le pétrole tiendra un grand rôle : s’évacuera-t-il par l’Iran ? Par la Mer noire ? Par la Turquie en Méditerranée (par exemple Iskenderum) ?

Des hommes et de l’eau

La démographie joue aussi en faveur de la Turquie : elle atteindra rapidement les 100 millions d’habitants et dispose d’assez de terre pour nourrir une population encore supérieure. En outre, l’eau des grands fleuves, Euphrate et Tigre, lui donne des moyens de pression très réels sur l’Irak et la Syrie...

Atatürk, au centre de ses six principes (République, laïcité, nation, progrès, peuple, Etat), avait pour objectif de recréer une « nation turque », qui s’était assez dissoute dans les bigarrures de l’Empire ottoman ; mais pour faire la France, il a fallu des siècles.

Notes de Jean Chaudouet Regards sans frontières d’avril 1999

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