De loin, j’ai d’abord vu le fourgon se garer en double file. Si j’ai noté la chose, c’est parce qu’une minute plus tôt, en haut de la rue, et alors que le feu venait de passer au vert, son conducteur, insensible aux protestations sonores des véhicules qui le suivaient, avait freiné pour laisser passer la horde de bipèdes indisciplinés dont je faisais partie. Un geste inhabituel qui ne pouvait que se loger là où la mémoire stocke les détails quotidiens les moins insignifiants.
D’un peu moins loin, j’ai relevé, sans vraiment y faire attention, que trois hommes en sortaient. Les deux premiers, un Noir, la trentaine, et un Maghrébin, bien plus âgé, étaient en tenue de chantier. Ils ont remonté la rue et sont entrés dans un immeuble. D’un peu plus près, j’ai vu le troisième, un jeune, costaud, vingt-cinq ans au maximum, jean, anorak bleu, et chaussures de sport sombres, courir pour les rattraper. Il avait le bras gauche tendu en l’air, sa main empoignant une lampe halogène d’où pendait un gros fil torsadé et, avec mes yeux de taupe, j’ai d’abord cru qu’il se promenait en pleine rue avec une perfusion. Je marchais droit vers ma station de métro, il traversait la rue en oblique et une simple anticipation, de celles que tous les êtres urbains apprennent à développer, permettait de deviner que nos trajectoires se croiseraient à la hauteur du porche où les deux ouvriers s’étaient engouffrés.
Dans ce genre de situation, le citadin, selon son humeur, ralentit ou accélère, se lançant, dans ce dernier cas, le défi classique du « je passe avant lui » ou alors se disant, tel un enfant qui se persuade qu’il échouera à un examen si la pierre qu’il lance ne touche pas l’arbre, « pour que la journée soit bonne, il faut que je passe avant ». Une petite manie compulsive que nous sommes, paraît-il, nombreux à partager, c’est du moins ce qu’affirment les experts.
J’ai ralenti. Arrivé sur le trottoir étroit, le jeune homme, bras toujours tendu, s’est soudain mis à tourner sur lui-même. « Une statue de la liberté qui a trop bu » m’a soufflé un mauvais génie que j’ai failli écouter tant cette chorégraphie inattendue m’irritait en me gênant le passage. J’ai donc pensé me faufiler entre deux voitures stationnées pour poursuivre ma marche sur l’autre trottoir que, allez savoir pourquoi, je n’emprunte jamais. Mais il y avait quelque chose d’étrange, voire d’inquiétant dans cette danse. Cela ne cadrait pas avec la tenue de l’intéressé, ni avec l’endroit ni même avec le gris du temps.
Maintenant je sais que j’aurais dû aller vers lui au lieu de le contourner en épousant, le temps d’un arc de cercle, son mouvement rotatif, un peu comme lorsqu’on se place dans le vantail d’une porte tournante. C’est le fracas de la lampe tombée au sol qui m’a fait revenir sur mes pas. Il tournait encore sur lui-même mais le corps plié, à l’image de quelqu’un qui titube et lutte pour ne pas s’effondrer. Puis il est tombé sur le dos et ses premières convulsions ont commencé. Son visage était livide et ses yeux semblaient avoir perdu leurs pupilles. Alertés, les deux ouvriers sont immédiatement sortis de l’immeuble et ont tenté de le calmer.
Dans un film ou un roman, le personnage qui assiste à ce genre de scène sait toujours quoi faire. Il a, dans une autre vie, pris des cours de secourisme quand il n’est pas lui-même médecin ou sauveteur. Mais comme il s’agit d’une simple chronique, je me bornerai à vous avouer le sentiment d’impuissance qui m’a paralysé. Oui, bien sûr, exhorter les deux hommes à le tenir fermement par les épaules et à le mettre sur le côté pour l’empêcher d’avaler ou de se mordre la langue, a été chose facile. Mais ensuite ? Comment le calmer ? Comment l’aider ? Crier ? Appeler au secours ? Insulter ce type qui promène son chien et qui vient de changer de trottoir ?
Les deux ouvriers ont hurlé un nom. Pas celui de l’homme à terre qui se débattait toujours mais celui de son père qui était resté à l’intérieur du fourgon. La soixantaine, de gros sourcils et le menton en galoche, il est arrivé en poussant un cri rauque. Il s’est mis à genoux, plaquant son torse contre le dos de son fils, lui embrassant le visage, lui répétant plusieurs fois « ça va aller, ça va aller », lui passant ses grosses mains calleuses dans les cheveux. L’autre ne se débattait plus, respirait bruyamment, grognant parfois. Et à chaque fois qu’une nouvelle crise menaçait, le père disait les mots, répétait les gestes d’apaisement et tentait d’insuffler le calme dans le corps et l’esprit de son fils.
Un cordonnier est sorti de sa boutique et a proposé de l’eau, une couverture puis une chaise car le jeune commençait à se réveiller. Il m’a demandé d’appeler les pompiers. J’ai hésité, non pas parce que je ne le voulais pas mais parce que j’avais un trou de mémoire. Les pompiers ? Quel numéro ? Le 911 ? Non (maudites séries télévisées). Le 118, le 113 ? Non plus (maudites nouvelles numérotations et autres nouveaux renseignements qui ne servent à rien sinon à polluer notre mémoire). J’ai bien pensé au numéro d’urgence standard en Europe, oui mais voilà, je n’ai jamais pu le retenir. « Essayez le 18 », m’a dit enfin un passant. Au téléphone, les pompiers ont promis d’arriver au plus vite.
Même éveillé, le jeune semblait absent. D’où revenait-il ? Qu’avait-il vu ? Assis sur un siège, il ne répondait pas à son père qui continuait à le frictionner, à lui caresser les joues, à lui parler doucement. Le cordonnier, les deux ouvriers et moi-même étions saisis par le spectacle de cet homme rude offrant autant de tendresse et d’amour à son fils. Et c’est en regardant ce dernier reprendre petit à petit des couleurs que j’ai repensé à cet épileptique que l’on voyait souvent traîner du côté de la placette d’Hydra à Alger. « Ne le touchez pas, il pourrait en mourir », criaient les charlatans quand survenait l’une de ses crises. « Il est habité, ne le touchez pas sinon il vous arrivera la même chose », grondaient les superstitieux. « Mettez-lui une clé dans la main », hurlaient aussi les uns ou les autres (j’avoue avoir cherché un objet métallique quand le jeune s’est effondré…). Pauvre gars que les gamins s’ingéniaient à faire enrager pour frissonner et rire au spectacle de ses convulsions…
Finalement, les pompiers sont arrivés au bout de dix minutes. A l’un d’eux, j’ai raconté ce que j’avais vu puis je suis parti, le pas incertain, la gorge serrée et la certitude que rien de ce qui pourrait advenir dans la journée ne mériterait le qualificatif d’important.