C’était il y a très longtemps, dans le vingtième arrondissement, à un jet de pierre du boulevard périphérique. Je ne me souviens plus du nom du café et, en passant récemment dans le quartier, j’ai constaté qu’il avait été remplacé par une lunetterie aux couleurs criardes. La salle carrelée, étroite et profonde, était essentiellement fréquentée par les cheminots du dépôt voisin. Sur le chemin de l’école, je risquais toujours un regard à l’intérieur. Porte ouverte été comme hiver, il s’en échappait d’effroyables odeurs mêlées de graillon, de tabac brun et de désinfectant.
Ça sentait bon la gauloise, les tripes aux lentilles et la bière en fûts. Ça parlait et riait fort, ça disait du mal de Giscard et du bien de Marchais et le raffut ne cessait jamais même quand la voix de Zappy Max, s’échappant d’un transistor à gros boutons, proclamait le début du « Quitte ou double ».
Au fil des ans, j’ai souvent fait des haltes dans des endroits comparables. Des zincs plus ou moins crasseux, avec au sol un amoncellement de mégots, de tickets de tiercé ou de loto et de sciure humide. Lorsque j’y allais le matin, je ne manquais jamais de célébrer le rituel du « crème bien blanc, croissant et verre d’eau ». Un moment d’autant plus délicieux qu’il permettait d’observer et d’écouter. De voir aussi ces lieux se modifier, petit à petit, redessinés par les lois des uns et l’évolution des goûts des autres.
Les oeufs durs disposés sur un carrousel, plus ou moins branlant, ont été les premiers à disparaître. Celui qui, de sa vie, n’a jamais vu un Parisien, les yeux encore remplis de sommeil, tremper son oeuf dans un gros bol de café noir sans sucre, ne peut pas réaliser la manière dont cette ville et son peuple ont changé.
Bien sûr, il y a des choses qui n’ont guère varié. Tenez, prenez ce petit troquet, non loin de la Motte-Piquet. Le matin, il y a toujours les deux ou trois imbibés qui commencent leur journée par plusieurs p’tits blancs. Les croissants sont toujours là même si, régimes obligent, ils sont souvent remplacés par des mini-viennoiseries. Jadis, les tartines étaient faites à l’avance, aujourd’hui, il faut demander au garçon d’en préparer une ou deux, tout en lui offrant force sourires et en lui laissant, bien sûr, le temps de ranger ses verres. Il y a toujours les habitués que l’on repère avant même qu’ils aient parlé. Leur attitude peut-être, ou la manière dont ils poussent la porte. Ils connaissent le prénom de la serveuse ou de la patronne et ne se font pas prier pour raconter les derniers épisodes de leur vie. A midi, ils ont droit à « leur » table et au service maison quand d’infortunés clients occasionnels doivent appeler à dix reprises pour avoir une minuscule corbeille de pain.
Ah, les serveurs parisiens. Toute une palette. Comme ce Dédé qui persiste à appeler la carafe d’eau « une Tibéri » malgré l’élection de Bertrand Delanoë. Et j’ai failli oublier le chien, un berger allemand, sage, abruti par la fumée, guettant la bouchée de tartare lancée par un client compatissant malgré les protestations de la patronne. La modernité est bien là, avec l’écran plat et ses informations en continu. Sur le comptoir, France Soir a disparu mais il reste Le Parisien que l’on se dépêche de prendre sous le regard noir de celui ou celle qui le convoitait aussi.
Pour l’oreille, il y a toujours les récits invraisemblables et les fameuses brèves de comptoir. Imaginez un costaud, gilet de chasseur, catogan et chemisette, raconter cette histoire avec sa grosse voix : « la mairie de Paris, z’ont une police secrète. Ils sont dans une caserne du treizième et y sortent à moto, c’est le frère à Jeannot qui m’la dit ». Imaginez alors, le soiffard à l’autre bout du zinc, qui lance, alors que personne ne lui a rien demandé : « Ouais, c’est comme ton histoire du Sahara qu’était une mer… ». Et l’autre de répliquer : « Bien sûr que c’était une mer et que même qu’avec un fond de sable comme ça, devait y avoir de la raie et de la sole ».
Mais, tout cela est appelé à disparaître parce que le café sans la fumée des cigarettes, ce n’est plus « le » café. Certes, on s’y sent mieux, on n’en ressort plus avec les vêtements imprégnés, mais une page s’est tournée au nom de la santé et de ce maître mot qu’est la convivialité.
Rassurez-vous, je ne vais pas vous infliger l’un de ces discours faussement révoltés sur une loi prétendument liberticide parce qu’elle empêche les gens de fumer dans les lieux publics. Entendre des gens pérorer sur ce sujet pendant des heures, au lieu de se révolter pour des motifs autrement plus sérieux, est insupportable.
Non, si je vous affirme qu’il y a du gros changement dans l’air, c’est que, doucement, sans bruit, le café parisien est en train de disparaître. Je viens d’évoquer le petit troquet du côté de la Motte-Piquet, et bien dans quelques semaines, il ne sera plus. Son propriétaire n’a pas vendu mais il réaménage. A la place du zinc, nous aurons du « lounge », vous savez ces cafés confortables et « cosy » qui doivent rappeler la maison, avec de beaux meubles en bois, du velours, des lumières tamisées, une musique pas trop agressive et… le petit noir à trois, voire quatre euros ! A l’ouverture, le garçon bourru ne sera plus là, remplacé par une bimbo maussade, tout de noir vêtue et n’ayant aucune patience avec les habitués.
Et il n’y a pas que les « lounges » qui sont une menace. Venue de Seattle aux Etats-Unis, la chaîne Starbucks (« the coffee company ») étend chaque jour son empire et, forte de l’impact de l’imaginaire importé d’outre-Atlantique, elle impose une nouvelle manière de consommer comme en témoigne le nombre de plus en plus important de personnes que l’on voit dans la rue le matin avec un gobelet à la main.
Ce n’est pas encore la procession humaine dont j’ai parlé dans une chronique consacrée à Washington, mais on y arrive doucement. Et après Starbucks, ce sera bientôt le tour de Mc Donald’s de se lancer dans la bataille puisque la chaîne aux anses jaunes va proposer, elle aussi, du (bon) café à emporter. Et il y a vraiment peu de chance pour que ces deux sociétés remettent au goût du jour l’oeuf dur trempé dans un gros bol de café brûlant !