Vous avez peut-être entendu parler de la « une » de La Tribune qui interpellait récemment Bernard Arnault, son propriétaire. « M. Arnault, divorçons dignement », était-il ainsi écrit en ouverture de l’édition du lundi 22 octobre, les pages deux et trois étant pleinement consacrées aux revendications des salariés de ce quotidien économique et financier. J’ai longtemps hésité à vous entretenir des soucis de ce journal pour lequel je travaille, mais il est temps, je crois, de vous résumer la situation.
Au départ, les choses peuvent paraître simples. Bernard Arnault, PDG du premier groupe mondial de luxe, veut vendre La Tribune qui est sa propriété depuis 1993. Quoi de plus normal, me direz-vous et vous aurez, a priori, raison. Et c’est donc pour cela que je tiens, avant d’aller plus loin dans mes explications, à vous préciser ceci : les journalistes, et autres salariés de La Tribune, ne se sont jamais, mais vraiment jamais, opposés à la vente de leur quotidien. Notre mobilisation n’est absolument pas destinée à convaincre Arnault de nous garder. Nous ne sommes pas au sol, accrochés à sa cheville, le suppliant de ne pas nous abandonner.
Qu’il nous vende ! C’est son droit le plus absolu. Et ce serait étrange, et même obscène, de la part de journalistes, habitués à décrire les mécanismes de l’économie de marché et de la finance internationale, que de s’insurger contre un banal acte de la vie des affaires. Mais le souci, c’est que dans le même temps Bernard Arnault souhaite acquérir Les Echos, dont La Tribune est le rival, et challenger, depuis plus de vingt ans. Cela signifie, si cette opération est conclue (le rachat des Echos), que le propriétaire (Arnault) du numéro un (Les Echos) pourra choisir qui sera le propriétaire du numéro deux (La Tribune).
Dans le monde des Bisounours, où sont glorifiées la saine émulation et la compétition chevaleresque, cela ne poserait aucun problème. Seulement voilà, nous ne sommes pas chez Oui-Oui et Potiron et, dans la grammaire des affaires globalisées, le numéro un, quel qu’il soit, n’a qu’un seul but : celui de tuer le numéro deux. C’est pour cela que les journalistes de La Tribune se sont emparés de la une de leur quotidien. Nous ne voulons pas qu’Arnault nous vende à n’importe qui. Et par n’importe qui, il faut comprendre le premier loufiat venu qui, au bout de quelques mois, et après avoir pompé la trésorerie, mettrait clé sous porte pour le plus grand bonheur des Echos qui auraient ainsi la voie libre.
Si j’insiste sur ce point, c’est que la désinformation a fonctionné à plein régime au cours des derniers mois. Le président Nicolas Sarkozy a feint lui-même de s’étonner du fait que nous protestions contre la vente de notre journal. Non, Nicolas, ce n’est pas la perspective que La Tribune soit vendue qui nous pose problème mais c’est la possibilité que votre ami Bernard, qui a été le témoin de votre mariage, nous livre à un aventurier lequel s’empressera de nous couler.
Mais à quoi servent deux quotidiens économiques et pourquoi pas un seul, m’interrogerez-vous ? Je ne suis pas, loin de là, un ultra-libéral mais il y a un principe de l’économie de marché que je trouve fondamental. C’est celui des vertus de la concurrence. La bagarre Tribune - Les Echos a toujours été profitable pour leurs lecteurs. Elle oblige les deux rédactions à garder en permanence les yeux ouverts et à, sans cesse, essayer de se dépasser. Pour les journalistes des deux camps, c’est parfois pesant. Cela complique la tâche, cela fait vivre dans la hantise que le « scoop » soit raflé par ceux d’en face, mais c’est la (bonne) règle du jeu.
En matière de presse, il n’y a rien de plus dangereux qu’un monopole. La disparition de La Tribune mettrait Les Echos en situation de rapporteur et commentateur unique de l’actualité économique française. Je n’ai pas envie de céder à la paranoïa ambiante, mais je me demande souvent si cela n’est pas le but avoué de toute cette manoeuvre. Imaginez : un seul journal économique qui louerait la politique économique menée par le copain de son propriétaire… Une Pravda à la sauce capitaliste. Mieux, un « tout va bien » digne de Big Brother.
Mais j’aimerais revenir à Bernard Arnault qui a été l’actionnaire unique de La Tribune pendant près d’une décennie et demie. Au risque de choquer, je pense qu’il était temps qu’il vende notre journal. Bien sûr, je ne sais rien de ce que sera le futur de ce quotidien et peut-être même que de très grosses difficultés sont à venir. Mais il y a aussi un soulagement personnel vis-à-vis de ce divorce annoncé. Je m’explique. Lorsque je jouais au basket-ball, il m’est arrivé, pendant toute une saison, d’entrer sur le terrain sans aucune consigne. C’était « jouer pour jouer », ce qui conduisait de manière aléatoire au meilleur comme au pire. A La Tribune, j’ai cru revivre cette situation à de multiples reprises. Comme nombre de mes collègues, je n’ai jamais compris ce qu’Arnault attendait de ce journal. Quelle stratégie ? Quelle vision ? Mystère. Pour dire les choses simplement, nous n’existions pas pour lui. Et, pour ne pas être méchant, je ne ferai aucun commentaire sur la valse des responsables que ce quotidien a connus et qui venaient, chacun leur tour, nous promettre la révolution tandis que nous les écoutions poliment en pariant sur leur longévité… C’est pour cela que nous serons très attentifs aux intentions stratégiques de notre repreneur.
Bien entendu, ce qui arrive à La Tribune n’a rien à voir avec ce que vivent d’autres rédactions à travers le monde. Ses journalistes n’ont pas leurs noms inscrits sur les listes d’un quelconque GIA et ils ne subissent aucun harcèlement judiciaire destiné à les faire taire. Mais je terminerai tout de même sur ce que nous avons appelé dans nos deux pages de revendications « le silence honteux des politiques ». Je n’aurais jamais pensé que des élus, de droite comme de gauche, soient aussi lâches en refusant de faire publiquement état de leur sympathie pour notre combat et cela par peur d’indisposer notre puissant patron. A mon sens, cela résume parfaitement l’air irrespirable du temps présent et cela ne me dit rien de bon pour l’avenir de la démocratie française.