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PRETS POUR LE XXI° SIECLE?
Auteur:Dans un ouvrage d'une grande richesse, Les clés du XXI° siècle, le chapitre suivant tient lieu de conclusion très dense grâce à la qualité et la hauteur de vue des deux intervenants

Jacques Attali,(abréviation JATT), ancien Président de la BERD

Boutros Boutros-Ghali (abréviation: BBG) ancien Secrétaire général des Nations Unies et actuel Secrétaire Général de la Francophonie

GENERALITES

 La paix, préalable au développement?

BBG - Le préalable au règlement de tous les défis qui attendent l'humanité au mr siècle, c'est le problème de la paix et de la guerre : sans paix, il est inutile de réfléchir aux défis du prochain siècle.Nous devrons trouver une solution à deux grandes contradictions : la contradiction entre le clocher et le satellite, qui risque de s'aggraver ; l'opposition préoccupante entre le Nord et le Sud. Cette division Nord-Sud existe non seulement à l'échelle planétaire, mais aussi à l'intérieur des États du Nord.

D'autre part, il y a le problème de la paix. En général, les technocrates supposent que la paix existe et leurs projets sont fondés sur cette idée, alors qu'en réalité elle n'existe pas: nous avons connu une cinquantaine de guerres depuis la fin de la guerre froide, et il y en a une quarantaine en cours. Ces situations conflictuelles donnent naissance à une nouvelle catégorie dÉtats, qui ne sont ni des États développés, ni des États en développement, ni des États en transition, mais des États appartenant à une quatrième catégorie : ceux qui se font la guerre entre eux, ceux qui subissent une guerre locale, ou encore ceux qui traversent une période de transition à la suite d'une guerre qui a duré des années.

Un dernier phénomène, que nous n'avions pas prévu, doit retenir notre attention pour le xxr siècle : c'est celui de la disparition du gouvernement. En droit international, un État se définit par trois éléments constitutifs : un gouvernement, un territoire, une population. Que faire lorsque le gouvernement n'existe plus ?Les problèmes du xxr siècle seront extrêmement difficiles à régler dans la mesure où ils sont nouveaux. jusqu'à présent, on pouvait leur trouver des solutions en cherchant des précédents. Or, il n'y a pas de précédent aux problèmes actuels. Il va donc falloir, dans les cinquante prochaines années, adopter une nouvelle attitude, une nouvelle façon de penser.

  Gérer l'après-guerre froide BBG: Il s'agit pour l'humanité de gérer l'après- guerre froide. Mais il faut tenir compte de deux phénomènes concomitants. D'une part, le phénomène des globalisations - je précise qu'il ne s'agit pas d'une globalisation mais de plusieurs globalisations, qui concrètement ont chacune leur spécificité et leur vitesse propre : globalisation des problèmes d'environnement, globalisation du terrorisme qui est devenu international, globalisation du marché. Ce phénomène donne naissance à un repli sur soi, à ce qu'un de mes collègues et amis, René-Jean Dupuy, a appelé le dialogue entre <<le satellite et le clocher>>, ou, si je pense au monde auquel j'appartiens, le dialogue entre « le satellite et la mosquée ». Cette règle concerne ceux qui ne comprennent pas la globalisation : ils ont besoin d'être sécurisés et se replient sur des valeurs importantes comme la famille, le village, la nation. C'est un phénomène extrêmement grave. JAT: je suis d'accord avec presque tout ce qui vient d'être dit. La prolongation des tendances actuelles est impossible. Il se passera quelque chose, qui sera révolutionnaire, brutal, ou maîtrisé. Il aurait pu se passer quelque chose vers la fin de la guerre froide. En général, lorsque les empires s'écroulent, ou que les ordres mondiaux se défont, l'humanité dispose d'une toute petite fenêtre de temps pour réorganiser ses institutions internationales : ça a été le cas en 1648,en 1815, en 1920 ou en 1946. Le malheur a voulu qu'on ne l'ait pas fait au lendemain de la guerre froide : il y avait alors une « fenêtre d'opportunité », et on ne l'a pas utilisée. Pourquoi ? Parce qu'on a commis une erreur: on a cru que l'Occident avait gagné, que ses valeurs s'imposaient définitivement, et qu'il suffisait de les généraliser pour que tout aille bien. Nous vivons sur la fiction que le marché et la démocratie vont assurer un ordre irréversiblement stable au xxr siècle. Or non seulement le marché et la démocratie ne suffisent pas à fonder une civilisation, mais ils sont des valeurs contradictoires et autodestructrices. Ils sont fondés tous les deux sur l'individualisme qui est au coeur de la civilisation occidentale. Or l'individualisme implique la réversibilité : réversibilité des choix du consommateur et du citoyen.  Nos Sociétés sont fondées sur l'apologie- tant par le marché que par la démocratie- de la précarité. On ne fonde pas durablement une civilisation sur l'apologie de la précarité.Plus encore, le marché et la démocratie sont contradictoires : le marché n'a pas besoin de frontières, alors que la démocratie ne peut s'en passer et qu'aujourd'hui la plupart des États n'ont plus les moyens, à l'intérieur de leurs frontières, d'exercer leur souveraineté. Le marché suppose que l'état optimal de la société est atteint quand chaque individu se conduit de façon égoïste, alors que la démocratie est fondée au contraire sur le fait que l'on réalise cet état optimal quand la minorité accepte de se soumettre à la règle de la majorité, ce qui se traduit concrètement par le fait qu'aujourd'hui - et encore plus demain avec la victoire du marché - les minorités riches n'accepteront plus le « diktat » des majorités moins riches. Elles choisiront de s'en échapper par la sécession - au XXI° siècle les régions prospères se débarrasseront sans doute des régions pauvres dans une sorte de décolonisation à l'envers - ou par une solution individuelle de départ des individus riches, s'ils ne peuvent réussir à faire dominer leur point de vue à l'intérieur de la société où ils se trouvent.Si l'on n'y prend pas garde, le XXI°siècle sera un siècle de multiplication des nations et de rupture des rares solidarités encore existantes, du fait de la double victoire du marché et de la démocratie, et, plus encore, du marché sur la démocratie.  De plus, la logique du marché se traduit par une situation dans laquelle les producteurs surestiment la capacité d'absorption des consommateurs, ce qui mène inévitablement à la surproduction et à la crise. Il ne faut cependant pas abandonner le marché ou la démocratie : l'un et l'autre sont nécessaires, mais il est important aujourd'hui d'en voir les limites - ils ne fondent pas une société durable, puisque la pauvreté, la pollution, la violence ne sont en rien contenues ou réduites.

  Vers un néo-isolationnisme? BBG:

Comment gérer l'après-guerre froide? Nous avons assisté à un phénomène nouveau au moment de la victoire contre l'Irak, qui s'est accompagnées d'un renouveau de ferveur de la communauté internationale pour le système des Nations Unies. On a cru que les Nations Unies pourraient gérer l'après guerre froide. Il s'est révélé tout de suite qu'elles n'en avaient pas les moyens, et la tentation de repli sur soi est apparue dans différentes parties du monde, notamment aux États-Unis. On a assisté chez certaines grandes puissances au retour d'un certain unilatéralisme, d'un refus du multilatéralisme. Aujourd'hui, nous nous retrouvons dans une situation où les conflits Nord-Sud ne sont pas réglés et où l'après-guerre froide est pratiquement géré par une seule puissance.Que faire pour trouver une solution à ces problèmes ? Il faut obtenir la participation de tous les États, pour trouver une solution aux problèmes de la globalisation.

Et cela nécessite de s'adresser aux acteurs non étatiques. Jusqu'à présent, le système international qui gère l'après-guerre froide est en principe un système intergouvernemental: ce sont des gouvernements qui discutent entre eux, à Rio, à Istanbul. Or, aujourd'hui, la planète est gérée indirectement, d'où les problèmes de globalisation, par des acteurs non étatiques. Ces acteurs, ce sont d'abord les ONG - 500 ou 600 au début du siècle, des dizaines de milliers maintenant à travers le monde -, certaines ayant des budgets nettement supérieurs à ceux de certains États. Ces ONG maintiennent des contacts avec l'opinion publique, obtiennent des donations directes et jouissent d'une certaine flexibilité, puisqu'elles ne sont pas limitées par la politique des États. Mais ces acteurs non étatiques sont également les multinationales, qui totalisent un chiffre d'affaires supérieur au budget de l'ensemble des États membres des Nations unies, et dont le revenu est, pour certaines, très supérieur au budget de l'ONU : de près de 35 milliards de dollars pour l'une d'entre elles, alors que le budget des Nations unies ne s'élève qu'à 1,3 milliard de dollars par an. Ces nouveaux acteurs profitent de la situation de paix mais ils n'assument pas les responsabilités nécessaires au maintien de la paix ou n'assument qu'indirectement les responsabilités nécessaires au développement. Si nous voulons essayer de gérer le XXI° siècle, il nous faut trouver un moyen de faire participer ces acteurs non étatiques à la gestion des problèmes internationaux: nous aurons ainsi un minimum de démocratie. Sinon, la globalisation risque de se traduire par un système autoritaire - une tête composée soit par des technocrates, soit par un seul gouvernement, soit par un nombre extrêmement limité de gouvernements - et, à la base, des systèmes qui se voudront démocratiques mais qui disposeront de moins en moins de pouvoir, le pouvoir étant accaparé par des forces qui, elles, n'ont aucune responsabilité à l'égard de l'opinion publique, ou n'ont qu'une responsabilité extrêmement indirecte.Comme je l'ai souligné, les acteurs non étatiques ne comprennent pas seulement des grandes entreprises et des multinationales, mais aussi des ONG - ces dernières n'ont pas simplement des intérêts de marché, elles défendent aussi les droits de l'homme, l'environnement, les minorités. Il s'agit aussi de grandes villes et de leurs maires qui disposent de  de budgets et de moyens conséquents et qui sont intéressés, comme on l'a vu à Istanbul, par un rôle au niveau international .  Il s'agit encore des parlementaires, des autorités locales, des centres religieux, des Églises, des partis politiques. Il faudrait faire participer les acteurs non gouvernementaux. Certes, demeurerait un problème de représentativité, mais dans ce domaine, on pourrait trouver des solutions.Cependant, là aussi, il y a un danger: les ONG appartiennent essentiellement au Nord. En leur accordant de l'importance, on peut accroître le déséquilibre Nord-Sud dans la mesure où le Sud est pauvre et n'a pas de société civile - ou alors très faible. Autre danger, les fausses ONG: celles qui sont créées par les États pour pouvoir agir sur la politique internationale. On risque également de faire face à l'opposition des gouvernements qui, considérant que la politique étrangère a toujours été le privilège de l'État-nation, ne voudraient pas que les villes, les parlementaires, les autorités locales ou encore les ONG jouent un rôle.

 L'aide au développement est-elle encore efficace ? BBG: Le fossé Nord-Sud s'est d'autant plus creusé que l'on a assisté à un relâchement de la communauté internationale dans l'après-guerre froide. Ce repli sur soi s'est accompagné d'une diminution de l'aide au développement. La croyance s'est répandue que l'économie de marché allait résoudre tous les problèmes et que, de toute façon, l'aide ayant échoué au cours des trente dernières années, il n'était plus question d'accorder d'aide au développement. Je m'oppose totalement à cette idée, parce qu'il n'y aura pas d'investissements privés s'il n'y a pas d'infrastructures -, or les pays les plus pauvres n'en ont pas ou peu.JAT L'aide pratiquée depuis cinquante ans restera un des plus grands scandales des institutions internationales au XX° siècle. Elle se traduit aujourd'hui par un transfert net de 35 à 45 milliards de dollars par an des pays du Sud vers ceux du Nord, sans compter les transferts illégaux. Elle renforce les «éléphants blancs » et n'a en aucune façon aidé à créer l'autonomie du développement. La meilleure aide que le Nord puisse apporter au Sud, c'est de l'aider dans son développement régional intégré. L'aide doit être réorientée pour qu'on ait envie de s'en passer. Pour cela, il y a deux priorités d'action majeures pour le xxr siècle : l'éducation et le micro-crédit. L'une donnera les moyens intellectuels, l'autre les moyens financiers, d'organiser un développement autonome.BBG: Il faut distinguer entre différentes catégories d'aides, et différentes périodes. Pendant la guerre froide, l'aide avait un objectif politique marqué : il s'agissait principalement pour les deux blocs de renforcer leurs systèmes d'alliance. Après la guerre froide, la tendance a été à la diminution de l'aide, puisque l'on croyait que l'économie de marché allait résoudre les problèmes du développement. Il faut également distinguer différents types d'aide : l'aide bilatérale, que les États préfèrent, et qui le plus souvent a des objectifs politiques ; l'aide multilatérale, qui présente le plus d'avantages ; l'aide « liée », qui ne correspond pas forcément aux intérêts des receveurs, etc. Souvent, les États n'ont pas les moyens de bien utiliser l'aide. La nouvelle tendance vise à s'intéresser à la bonne gouvernance, à aider les États à mieux gérer leurs revenus, à améliorer l'administration et la gestion de l'aide à partir d'une meilleure formation des cadres du tiers monde, ce qui était difficilement possible pendant la guerre froide. Mais c'est un domaine assez nouveau, pour lequel il n'y a pas de solution généralisée.
  L'aide au développement doit-elle être conditionnelle ?

BBG Il ne faut cependant pas que l'on aboutisse à la formulation de conditionnalités, qui sont toujours imposées par le Nord au Sud, et non l'inverse. Si l'on optait pour une aide conditionnelle, comme certaines organisations financières, on entrerait dans un processus dangereux, qui a déjà créé beaucoup de problèmes et de situations conflictuelles dans le monde.

JAT je ne suis pas d'accord. On ne peut pas dire qu'on veut aller vers un gouvernement mondial et en même temps refuser le droit d'ingérence, je dirais même le devoir d'ingérence. Les organisations financières internationales doivent poser des conditions, et imposer un minimum de conditions démocratiques. Lorsque j'ai rédigé les statuts de la Banque européenne de reconstruction et de développement, j'ai imposé pour la première fois dans une institution internationale une clause visant à lier l'octroi de prêts à l'évolution de l'ensemble du pays vers la démocratie. C'est une clause capitale, qui nous a beaucoup servis et qui a même empêché des exécutions capitales dans certains pays. Il faut s'intéresser à ce qui se passe à l'intérieur des pays, définir un minimum d'éthique collective internationale, autour d'un minimum de valeurs communes. Celles-ci concernent à mon sens: la démocratie, la liberté de la presse, les droits de la femme et les droits des enfants. Les institutions internationales devraient s'imposer un devoir humain d'ingérence : c'est le premier pas vers une conscience planétaire

BBG- Le problème, c'est que ces valeurs ne sont pas globalisées. Des décisions sont prises unilatéralement par deux ou trois États, mais qui décide de ces conditionnalités ? Si ces décisions sont prises à l'échelle globale, dans des conditions démocratiques et avec la participation de tous, je suis tout à fait d'accord avec le principe d'ingérence ; mais si le droit d'ingérence est un droit limité qui ne s'applique qu'à certains États, et à eux seulement, ce sont alors les intérêts d'une ou deux superpuissances qui prennent la forme de conditionnalités, et je dis non.

JAT Tout dépend si nous parlons en termes de multilatéralité (ce qui signifie que l'ingérence s'accompagne effectivement de la domination du Nord sur le Sud) ou de supranationalité, ce qui permet de dépasser cette perspective et de définir des principes qui sont véritablement communs. La démocratie, la liberté de la presse, les droits de la femme et les droits des enfants peuvent à mon avis être considérés comme un trésor commun de l'humanité, Nord et Sud confondus.

  Vers une société planétaire constituée de trois classes ?JAT: La deuxième tendance majeure du xxr siècle concerne les nouvelles technologies. Elles conduisent à deux phénomènes contradictoires : la connexité et la solitude.La connexité, terme que je préfère à ceux de mondialisation ou de globalîsation, c'est l'interdépendance dans l'espace et dans le temps. Mais cette connexité n'est pas incompatible avec la solitude. On sera de plus en plus interdépendant, mais de plus en plus solitaire dans cette interdépendance : la mondialisation sera une juxtaposition de solitudes connectées. Ce qui m'amène à penser que la technologie conduit à la naissance de trois groupes sociaux, tant à l'intérieur de chaque pays qu'à l'échelle planétaire : Premièrement, l'hyper-classe : groupe composé de plusieurs dizai nes de millions de personnes, qui disposent de tous les moyens de la connexité et de la création, qui créent et qui manipulent les informations, qui sont des nomades volontaires, et se trouvent dans une situation d'individualisme exacerbéDeuxièmement, les nomades de misère, un groupe d'environ 1 milliard d'individus, qui, au bas de l'échelle, subissent les technologies et sont obligés de bouger pour trouver du travail ou pour survivre.

Troisièmement, tout le reste, une gigantesque classe moyenne, vivant dans l'espérance factice de rejoindre l'hyper-classe et dans la peur réelle de basculer dans le nomadisme prolétaire. Cette classe moyenne vivra dans le spectacle donné par les nouveaux moyens de communication : spectacles et distractions vont devenir plus que jamais des industries majeures, car si la réversibilité et la précarité deviennent la règle, il faudra le faire oublier pour que l'ordre social soit maintenu. La distraction sous toutes ses formes - jeux, loisirs, fêtes, sports, religions (au sens de la multiplication des sectes), cinéma, voyages dans l'espace et dans les drogues - deviendra absolument vitale pour maintenir l'ordre social. 

BBG: J'avais proposé il y a vingt ans que l'on distingue les habitants du Nord, les habitants du Sud vivant dans les rival capitales, et les habitants du Sud vivant en dehors des capitales. J'avais noté que les élites des campagnes du Sud rejoignent les capitales du Sud, appauvrissant par là même les campagnes, et que les élites des capitales du Sud rejoignent le Nord. Depuis, on a vu apparaître un phénomène nouveau: la pauvreté et la marginalisation dans les capitales du Nord. Mais la différence est tellement grande entre les campagnes du Sud et le Nord que, malgré tout, la pauvreté des capitales du Nord est en termes relatifs une richesse par rapport à la pauvreté des campagnes du Sud  Cette subdivision géographique se superpose à la division en trois classes proposée par Jacques Attali  dans la mesure où les élites du Sud ne s'intéressent qu'aux capitales.

  Vers une culture dominante à l'échelle planétaire ?

JAT: L'essor des nouvelles technologies ne signifie pas pour autant qu'il y aura une culture dominante. je crois que la phase de domination de l'anglais est déjà achevée. Cette situation est comparable à ce qui s'est passé au moment de l'invention de l'imprimerie, où toutes les élites dominantes ont cru qu'elles allaient réussir à imposer par ce moyen la domination du latin et de l'Église catholique, alors qu'en fait l'invention de l'imprimerie et la diffusion des bibles et des grammaires des langues vernaculaires a participé d'un mouvement qui a conduit à la disparition du latin et au développement du nationalisme. je crois que le développement des nouvelles technologies va conduire à une « civilisation Lego », où chacun aura la possibilité de prendre dans toutes les civilisations ce qu'il lui plaira d'y prendre. En revanche, d'un point de vue géopolitique, nous allons vers un monde où la violence sera très présente.

Cela amène à se poser la question : quelles guerres au xxi, siècle ? je ne crois pas aux guerres entre civilisations. Mais nos civilisations sont désormais « tressées » les unes dans les autres : le Sud est au Nord et le Nord au Sud. C'est un « Lego » de diasporas où les sociétés s'affrontent entre elles. Comme l'a noté René Girard, on ne peut être rival que de quelqu'un qui nous ressemble. A partir du moment où nous sommes tous individualistes, tous liés au marché, alors la menace de guerre devient infiniment plus forte, puisque nous sommes tous en rivalité sur des sujets voisins. Plus nous nous ressemblons, plus nous risquons de nous affronter.

BBG: je ne crois pas non plus qu'il y aura au XXI° siècle de culture dominante. La technologie invente des machines à traduire déjà performantes : il est donc moins intéressant de posséder une langue internationale. Nous allons donc vers un plurilinguisme correspondant à la diversité culturelle.

 

Quelles seront les grandes puissances du XXI° siècle?

J. ATT: Quelles seront les grandes puissances du xxr siècle ?

Les États-Unis seront toujours là. Malgré leur déclin en termes relatifs, ils ont tous les moyens de rester une superpuissance du point de vue économique, diplomatique et militaire (ce qui implique une puissance de projection planétaire) au moins pendant cinquante ans. Y en aura-t-il d'autres au XXI° siècle ? 

L'Europe, en particulier, sera-t-elle une grande puissance au XXI° siècle ? Cela impliquerait un grand pas en avant: qu'au-delà de l'euro elle se dote d'un gouvernement politique, d'une défense, et qu'elle décide de couper le cordon ombilical avec les États-Unis sans rôle toutefois rompre son alliance stratégique avec eux. Une partie de l'Europe estime que cette politique serait suicidaire : elle mettra en avant les intérêts communs qui existent entre l'Europe et les États-Unis,qui ne représenteront ensemble que moins de 10 % de la population mondiale, face à l'immensité de la pauvreté qui les entoure. La réunion en un bloc de l'Europe et des États-Unis ne conduirait en fait qu'à une dépendance de l'Europe à l'égard des États-Unis. Le Sud, quant à lui,sera en meilleure situation si l'Europe devient une superpuissance autonome. Le monde ne peut survivre sans rêve. Aux États-Unis, le « rêve américain » est une valeur positive. Il faudrait parler du rêve européen et, au-delà, du rêve mondial. Sinon, on se condamne à la barbarie. 

Il ne peut guère y avoir d'autres superpuissances au XXI° siècle. La Chine n'aura ni l'intérêt ni les moyens économiques et militaires d'avoir une vision géopolitique planétaire . Le Japon, à mon sens, ne les aura pas non plus et a payé trop cher sa tentative passée pour prendre le risque de recommencer ; l'Inde aura trop de difficultés internes à assurer sa fantastique transition vers la démocratie et la modernité pour avoir l'ambition d'adopter une stratégie différente de celle d'une superpuissance régionale. Personne en Afrique ne peut le faire. Reste la Russie, qui peut retrouver une situation de superpuissance, mais ce serait très dangereux pour l'Europe internationale, car il pourrait se créer une situation de rivalité. J'espère pour ma part que l'Europe voudra constituer une superpuissance avec une Russie devenant membre de l'Union européenne.

 BBG: La superpuissance doit avoir non seulement les moyens économiques et militaires de se projeter partout dans la planète, mais elle doit surtout en posséder la volonté politique. Si cette superpuissance est dominée par l'isolationnisme, elle ne jouera aucun rôle à l'échelle internationale. La volonté politique est extrêmement importante pour une superpuissance, mais aussi pour une puissance moyenne. Pour jouer un rôle au niveau international, il n'est pas nécessaire d'être une superpuissance ; il suffit d'en avoir la volonté politique. C'était par exemple le cas de la Yougoslavie de 1961 à 1981, et celui de Cuba. Si la volonté politique existe, nous pourrons obtenir un minimum de démocratie internationale, c'est-à-dire de démocratisation des relations internationales, et une meilleure participation des États à la gestion des problèmes de la planète. Faute de volonté politique, de grandes puissances industrielles, comme l'Allemagne et le japon,pour des raisons historiques ou constitutionnelles, n'ont pas joué un rôle à leur mesure dans les affaires internationales.

 L'avenir des institutions internationales: vers un gouvernement mondial ?JAT: Les organisations internationales actuelles sont en situation de quasi-faillite financière et/ou intellectuelle. Ce ne sont pas des organisations supranationales, mais des organisations multilatérales qui sont le champ clos d'affrontements entre intérêts nationaux. Aucune organisation mondiale, sauf peut-être, dans quelques éléments de son traité, l'Organisation mondiale du commerce, n'a de vocation supranationale. Nous avons le choix entre cinq scénarios:1. Leur faillite financière et leur disparition progressive, qui n'est pas exclue. 2. La continuation dans la société du simulacre, en laissant le marché prendre son autonomie et proliférer dans tous les domaines tout en faisant semblant de s'agiter aux tribunes.3. La privatisation des organisations internationales : cela n'est pas un scénario fictif en ce qui concerne les institutions financières internationales, qui sont de plus en plus en situation de concurrence avec les banques privées. Pour les organisations politiques, cette privatisation prendrait des formes plus « présentables », sous la forme de protection mutuelle, d'assurance multirisques entre des États partenaires : moyennant paiement d'une prime, tout pays pourrait s'assurer auprès d'elles contre les catastrophes écologiques ou les risques d'invasions étrangères par exemple.4. L'aggravation de l'appropriation par le Nord des organisations internationales, ce qui pourrait se traduire, par exemple, par la fusion progressive du G7 et du Conseil de sécurité et par une mainmise du G7 sur les organisations internationales. C'est à mon avis la tendance qui est en cours actuellement et la plus vraisemblable.5. L'émergence d'organisations mondiales du troisième type. A très long terme, ce serait un gouvernement mondial, disposant d'une monnaie propre et d'une fiscalité mondiale. Ce n'est pas impossible à l'échelle de cent ans. La participation du privé et des acteurs non étatiques, notée par Boutros Boutros-Ghali, va dans ce sens : après tout, la solidarité étatique a été précédée par la charité privée. Si l'on était optimiste, on dirait que le mécénat constitue l'avant-garde d'une fiscalité mondiale. je n'y crois pas trop. Les organisations du troisième type viendront plutôt de la réunion des organisations continentales en une architecture pyramidale. Si l'on veut exercer un jour un vrai pouvoir sur les grands problèmes du monde - la violence, l'excès d'armements, la drogue, le contrôle des transactions financières, etc. -, il faut passer par une phase d'organisation continentale ; ensuite, les continents pourront se mettre à dialoguer, par exemple sur les monnaies. A partir du moment où l'euro sera en place, on pourra imaginer un « dialogue à trois » entre l'euro, le dollar et les monnaies asiatiques. Ce « G3 » peut - comme le dialogue entre le franc, le mark et les autres monnaies européennes a conduit à une monnaie unique - mener à long terme à une monnaie mondiale. En tout cas, il devrait déboucher, à l'horizon de dix ans, sur une véritable politique monétaire mondiale. Si l'euro tient, je suis persuadé que dans moins de dix ans il existera une politique monétaire mondiale. Cela pourra entraîner une prise de conscience de la solidarité et de la nécessité de définir des normes bancaires, des normes de taxation planétaire, et à terme des institutions politiques planétaires.Le marché domine la planète. De deux choses l'une: ou bien on pourra le maîtriser par sa logique même - la logique monétaire - ou bien on recréera des solidarités plus locales, plus défensives. Si l'on ne construit pas de telles utopies, je suis convaincu qu'avant la moitié du prochain siècle, c'est la barbarie qui nous fera nous reposer toutes ces questions.BBG: Concernant l'avenir des organisations internationales, et le scénario de la privatisation évoqué par Jacques Attali, il y a un autre phénomène à remarquer: celui de la formation de corps de mercenaires, qui dépendent de certaines sociétés privées auxquelles les États ont recours pour se protéger; il y a aussi de plus en plus de olices privées chargées de protéger certains quartiers ou même certaines villes. Lorsque je parle de participation des acteurs non étatiques, c'est aussi une façon d'évoquer la privatisation des relations internationales, qui tend à diminuer le rôle de l'État-nation et à donner un rôle à des acteurs non étatiques.  Entre les cinq scénarios que vous avez mentionnés, j'ai bien peur que ce ne soit le quatrième qui l'emporte : les organisations internationales continueront à fonctionner comme des sortes de forums de débats politiques qui serviraient à légitimer les actions unilatérales d'un État ou d'un groupe limité d'États.

Allons-nous vers une fiscalité mondiale ?

J AT N'oublions pas qu'un pouvoir, c'est avant tout un moyen d'imposer une décision prise démocratiquement, et qu'au niveau mondial un pouvoir supposerait l'existence de moyens permettant son exercice - que ce soit une force de police, une force judiciaire, ou une fiscalité. Il devient d'ailleurs nécessaire de disposer d'une fiscalité mondiale. Sans elle, nous nous orientons dans la voie de la privatisation de l'ordre international, par exemple à travers la distribution de « droits à polluer ». Si l'on ne traite pas cette question, tout le reste risque de n'être qu'un débat entre élites. Une fiscalité mondiale est envisageable, mais elle exige les moyens de s'assurer du paiement d'un impôt. Si l'Europe rencontre actuellement des obstacles, c'est parce que l'idée d'un transfert des ressources est encore mal acceptée par les nations : on en reste donc au stade du simulacre dont je parlais auparavant.

 BBG. Oui, il faut une fiscalité mondiale, mais on se heurte à des obstacles pratiques immenses : que se passera-t-il si les États ne payent pas ? Va-t-on emprisonner des États ? Il faudrait qu'il existe des moyens de coercition pour ceux qui ne veulent pas payer leur contribution, ce qui supposerait l'existence d'une armée ou d'une police internationale. Nous en sommes encore très loin.

  La mondialisation passe-t-elle par l'échelon continental ? 

BBG: L'idée d'une organisation pyramidale comprenant des organisations mondiales, continentales, régionales et sous- des échanges et régionales, était un rêve qu'avaient défendu les fédéralistes dans les années 1945, 1946, 1947. Malheureusement, la globalisation va rendre ce concept délicat à mettre en oeuvre dans la mesure où l'imbrication des phénomènes est désormais si grande - que ce soit pour le terrorisme, le trafic de drogue, etc. - qu'il sera difficile de trouver des solutions à l'échelon continental, régional ou sous-régional. Certains problèmes pourront être résolus à ces niveaux, mais les véritables problèmes qui vont dominer la planète ne pourront être réglés qu'à l'échelle planétaire : c'est le message à donner aux opinions publiques afin de dégager une volonté politique. Il est malheureusement extrêmement difficile de sensibiliser l'opinion publique à un problème international : elle ne s'intéresse qu'à un problème à la fois, qu'à une guerre à la fois. 

A juste titre, les problèmes internes dominent la politique des divers gouvernements; mais il faut expliquer à l'opinion publique que les problèmes de demain, qu'ils soient locaux, nationaux ou régionaux, ne pourront être réglés qu'à l'échelle planétaire. Pour le moment, nous sommes confrontés à la logique du clocher, et c'est un néo-isolationnisme qui domine : 90 % sans doute des problèmes traités par les médias sont des problèmes nationaux. Malgré les nouvelles technologies, le tourisme, les rencontres entre les diverses cultures, cet isolationnisme va rendre plus difficile demain la résolution des problèmes à l'échelle planétaire, et il risque de nous conduire à un système autoritaire, dominé par des technocrates ou un groupe d'États chargés de gérer ces problèmes. 

J. ATTALI: Deux choses me paraissent dangereuses si elles sont poussées à l'extrême : dire qu'il faut privilégier les solutions mondiales et donner la priorité aux acteurs non étatiques (ONG et entreprises). Cela pourrait conduire à la victoire du marché sur la démocratie à l'échelle de la planète et signifierait qu'il faudrait cesser d'espérer la constitution d'un lieu d'instrumentalisation mondiale pour régler des problèmes comme ceux du clonage, de l'armement biologique, chimique et nucléaire, ou de la régulation des marchés. Les peuples ressentiront cette situation comme une apologie de l'impuissance. C'est une voie dangereuse, car le marché tranche contre les intérêts humains à long terme. 

Je préfère tenter de préparer la naissance d'une confiance institutionnelle planétaire par la voie continentale. Premièrement, parce qu'il faut de toute façon des relais continentaux à des décisions mondiales; deuxièmement, parce qu'un grand nombre des problèmes mondiaux restent très largement continentaux, l'intégration économique étant encore pour une très large part purement continentale. 90 % des échanges européens se font avec l'Europe ; s'il y avait en Afrique un marché commun, il constituerait un potentiel de développement considérable pour ce continent ; le Mercosur est en train de se faire ; l'Asie viendra à mon avis beaucoup plus tard à l'intégration régionale, parce qu'elle est très divisée, balkanisée. Mais les solidarités géographiques demeurent essentielles: le Maghreb aurait tout intérêt à collaborer et à s'unir, avant de coopérer avec le marché européen.

BBG: J'ai toujours défendu l'idée d'un régionalisme et d'un sous-régionalisme, mais je ferai remarquer premièrement que la distance est abolie par les technologies, et deuxièmement qu'il est très difficile d'associer des pauvres. Il est beaucoup plus intéressant d'associer le Nord avec le Sud, pour pouvoir, à travers cette synergie, créer des solutions aux problèmes mondiaux. Les pays du Sud n'ont même pas les moyens d'avoir une structure nationale digne de ce nom et on leur demanderait de se doter d'une structure régionale ? Je ne pense pas que ce soit à travers des expériences régionales, même comme le Mercosur, que nous puissions trouver de solution aux problèmes planétaires. D'autre part, ce qui paraît être une région sur la carte, très souvent n'en est pas une dans la réalité : le monde arabe est une succession d'îles, un archipel séparé par des déserts. Les vrais obstacles n'apparaissent pas forcément sur une carte géographique. J'en reviens à l'idée de relais : un des nouveaux relais serait le relais géographique, mais il faudrait penser aussi à d'autres relais qui ne feraient pas appel à la géographie mais à des notions et des formules nouvelles, qui permettraient en particulier d'utiliser les nouvelles technologies.

JAT On ne fera pas l'économie des échelons continentaux. Mais il est vrai qu'il y a des problèmes qu'il faudrait traiter au plus vite au niveau planétaire, quitte à mettre en oeuvre des mesures à l'échelon régional. J'en vois quatre :

 1) les changements climatiques ; 

2) la mer (le droit des océans, la pêche, etc.) ;

 3) l'eau;

 4) la prolifération des armes nouvelles, chimiques et biologiques. 

Ces problèmes n'ont pas d'autre solution que planétaire, l'étape continentale ne pouvant être qu'une étape provisoire.

BBG. J'en ajouterai un: celui des nomades, c'est-à-dire celui des déplacements de populations à l'échelle internationale. C'est un problème qui dépasse la capacité seule des États. Par exemple, l'Europe, j'en suis persuadé, sera envahie par des millions d'immigrés au xxr siècle, alors que le meilleur moyen pour se défendre de l'arrivée des pauvres, c'est de les aider à être moins pauvres.

  Pour une banque de micro-crédit sur l'Internet

JAT: Les nouvelles technologies devront être mises au service de nouvelles solidarités. D'ailleurs, nous avons créé, avec quelques amis, une ONG qui cherche à utiliser les nouvelles technologies pour lutter contre la pauvreté, une banque virtuelle sur Internet qui fait du micro-crédit, et ce, d'abord en Afrique. Je suis persuadé que les nouvelles technologies de l'information et de la communication permettront d'accroître la transparence des organisations internationales et d'accélérer le développement.

  La croissance des partis d'extrême droite dans les démocraties d'Occident est-elle un danger pour le XXI° siècle ?

JAT: Oui. Un siècle de plus en plus nomade, des peuples de plus en plus mêlés, cela signifie qu'il devient plus facile pour ceux qui veulent remettre en cause la démocratie, qui est fragile, de désigner l'étranger comme bouc émissaire. Le rejet viendra s'il est aisé de trouver dans le nomade la raison obscure de nos échecs. Le marché et la démocratie seront considérés comme des valeurs venues de l'étranger. Mieux vaut les inscrire dans un projet à long terme, qui fasse de l'ouverture la valeur suprême.

BBG: je suis moi aussi convaincu qu'il s'agit d'un danger. J'ajouterai que ces partis d'extrême droite peuvent donner naissance au terrorisme. Le terrorisme, que ce soit dans ses tendances d'extrême droite ou dans ses versions fondamentalistes, s'internationalise, et les États, face à ce danger, acceptent souvent une présence des terroristes sur leur territoire, pour éviter de subir les conséquences de leurs actes : c'est un problème de dimension internationale.

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