GENERALITES Texte de 4ème de couverture
Les acteurs de la vie politique, qu'ils soient élus, syndicalistes, militants ou journalistes, ne portent pas sur la société un regard très différent de ce qu'il aurait été au milieu du 20e siècle. Or les sciences, depuis une vingtaine d'années, ont bouleversé la façon de voir le monde. Ce fut d'abord la physique, puis la biologie, puis les sciences de l'information.
Une approche horizontale s'impose dorénavant, utilisant de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes. Les sciences sociales et humaines se sont en général converties, avec quelque retard, à cette approche. Ce n'est pas le cas encore en France. Il suffit de lire les programmes des écoles, où les sciences politiques et administratives sont enseignées, pour s'en persuader. On ne doit donc pas s'étonner de voir les politiciens qui n'ont guère le temps de s'intéresser à l'évolution des contenus scientifiques s'enfermer dans des discours de plus en plus obsolètes.
Cette ignorance ne leur permet plus de percevoir l'évolution du monde et de proposer aux citoyens des outils et des méthodes pour une action efficace. La vie politique accumule donc les constats d'impuissance, ce qui ne peut qu'en éloigner ceux qui refusent les vieilles fatalités.
L'équipe qui anime notre revue Automates-intelligents, en interaction avec ses lecteurs et correspondants, a bien perçu la grande mutation planétaire. Jean-Paul Baquiast, qui dispose d'une certaine expérience de la politique et de l'administration, nous propose ici une des manières possibles d'utiliser dans la vie sociale et politique courante les enseignements des nouvelles sciences de la complexité. Cet essai comporte deux tomes. Le premier, Comprendre, est consacré aux instruments intellectuels nécessaires à une vision politique efficace. Le second, Agir, offre des éléments susceptibles de contribuer à la refonte des programmes et des pratiques politiques. Ce livre, comme les autres de la même collection, dispose d'un site web et d'une liste de diffusion où les lecteurs intéressés pourront faire valoir leurs points de vue.
Jean-Paul Baquiast est co-éditeur et co-rédacteur en chef de la revue en ligne Automates-intelligents, http://www.automatesintelligents.com/ |
Avant-propos
Pourquoi ce livre ?
Il essaye de montrer que l'avenir n'est pas écrit, que les solutions sont encore à inventer et que de nombreuses voies existent, notamment grâce aux nouvelles sciences et à l'intelligence collective en réseau, permettant à tous ceux qui se considèrent peut-être déjà comme des mutants face à un monde ancien d'inventer d'autres modes d'action et d'autres formes sociales. Aujourd'hui, tout au moins en Occident, l'impression se répand que le monde va vers une catastrophe globale, mal définie encore mais sans doute aussi destructrice pour les civilisations que l'aurait été la guerre atomique qui fut la hantise de la seconde moitié du 20e siècle.
De plus en plus de personnes découvrent dorénavant les deux facteurs pouvant provoquer cette catastrophe: des désastres environnementaux résultant de la non-maîtrise des activités de production-consommation-gaspillage proposées sous le prétexte de " progrès" ou de " croissance" à des effectifs humains de plus en plus nombreux, sous la pression d'un libéralisme ne tenant aucun compte des impasses vers lesquelles il se dirige et, en arrière-plan, une aggravation permanente des inégalités entre les riches et les pauvres, que ce soit entre le Nord et le Sud ou, au sein de tous les pays sans exceptions, entre les favorisés et les exclus. Ces inégalités, même si elles ne sont pas la cause première de la recrudescence des conflits et du terrorisme, ne peuvent que l'alimenter.
S'y ajoute chez certains la peur de ce que l'on appelle dans une volonté de rejet global les techno-sciences, sans faire toujours la séparation entre celles qui pourraient créer de vrais risques et celles qui pourraient au contraire apporter des remèdes nouveaux aux risques actuels ou prévisibles, ainsi que des perspectives de développement durable.
Or face à cela, l'analyse politique ordinaire se révèle incapable de proposer des modes d'action efficaces. Parfois même, elle ne semble pas se rendre compte des risques. Cette impuissance de l'analyse politique, l'irréalisme marquant beaucoup de propositions d'action ou de réforme, ne peuvent que provoquer un désintérêt croissant pour la démocratie, dans les pays où existe un minimum de débat public. D'où sans doute un nombre record d'abstentionnistes aux élections générales. Dans tous pays, par ailleurs, des champs inespérés s'ouvrent en grand aux agitateurs du vieux fonds destructeur, éventuellement suicidaire, présent chez tous les hommes, ces représentants de l'espèce homo sapiens-demens, selon l'expression popularisée par Edgar Morin, capables du meilleur et du pire.
Mais le monde est-il si incompréhensible que les opinions publiques, menées par leurs dirigeants, semblent le croire ? Il est sans doute en tous cas tout autre que ce que l'on imagine généralement. Or depuis quelques années, les sciences dites de la complexité nous proposent un regard différent sur lui, que malheureusement la pensée politique et la pratique militante ignorent encore, du moins en France.
Que disent ces sciences ? Quelque chose de simple, presque évident, mais qui pour beaucoup relève de l'hérésie : le monde est un système évolutif dont la pensée humaine est loin d'avoir encore compris les logiques, et qu'elle reste bien incapable de maîtriser en totalité par la décision volontaire.
L'essentiel de l'action humaine s'inscrit dans des déterminismes qui se déroulent et s'enchaînent sur un mode principalement inconscient. Il ne s'agit pas cependant d'une machine à la marche réglée à l'avance. Au contraire son histoire se construit tous les jours, au gré des mutations qui peuvent y apparaître. Elle n'est pas tirée a priori par quelque chose que nous appellerions le progrès. Tout peut survenir, y compris des effondrements et extinctions massives. Les initiatives humaines y jouent un rôle certain, mais pas toujours celui que souhaiteraient leurs auteurs.
Deux grandes lois antagonistes paraissent régir l'évolution des sociétés biologiques, dont l'espèce humaine fait partie. L'une est la compétition visant à dominer ou éliminer l'autre. La seconde est au contraire l'alliance, dite aussi symbiotique, visant à s'associer avec l'autre afin de bénéficier de ressources nouvelles. Dans les deux cas, il s'agit de s'imposer et de survivre. L'interaction de ces logiques donne un paysage en constante perturbation.
L'humanité pour sa part n'a pas encore atteint un état de civilisation suffisant permettant aux humains de s'unir contre les risques et entreprendre ensemble, grâce à la science, de grandes aventures de survie. Elle en est restée aux compétitions internes, celles qui règnent entre les espèces biologiques. Les forts du moment poussent à bout leurs avantages sur les faibles, sans se soucier de l'avenir du monde. Mais comme il s'agit d'hommes et pas d'animaux ou végétaux, qui se laissent massacrer sans protester, les faibles, lorsqu'ils cherchent à résister, sont de plus en plus tentés de recourir à des actions destructrices pour se faire entendre. Ceci ne peut que radicaliser les affrontements et provoquer des catastrophes, compte-tenu de la diffusion des moyens de destruction massive.
La grande question est alors de savoir si quelque chose peut être fait, qui relèverait du volontarisme politique, pour rationaliser le développement. Beaucoup de gens prêchent un retour aux origines, le rejet des sciences et des techniques, l'appel aux divinités et à des vérités soi-disant révélées il y a des millénaires de cela. Mais le remède est sans issu, ne fut-ce que parce que la croissance démographique inexorable jette sur terre chaque année des dizaines de millions de jeunes de plus que l'année précédente, qui ne se contenteront pas de paroles divines quand il leur faudra ne pas mourir de faim.
Pour qui réfléchit un peu, la seule solution possible aux difficultés actuelles, provoquées en grande partie par l'évolution inexorable mais mal encadrée politiquement des sciences et des techniques, serait de faire appel plus que jamais à ces dernières, notamment à leurs formes les plus récentes, les plus ouvertes au développement de l'intelligence collective. Mais il faudrait que ceci devienne un véritable projet universel de survie, soutenu par tous les hommes de bonne volonté. Est-ce possible ? Les hommes, appuyés par la raison et par la science, peuvent-ils espérer intervenir dans l'histoire évolutive du monde en orientant celle-ci - ce qui ne s'était jamais fait jusqu'ici - en fonction d'objectifs étudiés et discutés à l'avance, dans la perspective d'abord de remédier aux défauts de l'évolution naturelle, et ensuite d'imposer à celle-ci des objectifs artificiels jugés meilleurs ?
C'est une question à poser aux politiques, dira-t-on. Si la politique s'adresse aux forts, en leur proposant les voies de renforcer encore leur empire, elle sera relativement crédible. Mais comment pourra-t-elle se faire entendre des faibles ? Ceux-ci, tout au moins quand ils disposent d'un minimum de rationalité, comprendront très vite que la politique n'est guère armée pour faire changer le monde en leur faveur. Le volontarisme naïf sur le mode du " il n'y a qu'à" est pour eux de moins en moins crédible.
C'est là qu'il faudrait sans doute expérimenter des solutions inspirées des sciences de la complexité. Il faudrait démontrer par la pratique que les rapports de force ne sont jamais définitifs, que des innovations apparemment marginales peuvent entraîner de grandes répercussions et, surtout, que la mise en réseau d'oppositions dispersées mais nombreuses peut donner naissance à des changements inimaginables à l'avance.
Or de cela, la politique traditionnelle, même dans les régimes parlementaires, ne veut pas entendre parler. Sous prétexte de réalisme, de sens du terrain, elle refuse toute théorie, ou plus exactement toute pratique inspirée par des théories qu'elle ne maîtriserait pas. Elle reste profondément conservatrice et peu démocratique. Elle reste conservatrice en ce sens qu'elle ne propose d'objectifs que ceux respectant l'ordre actuel des pouvoirs, même quand elle appelle au changement. Elle refuse l'idée que l'évolution du monde puisse faire une place à des forces nouvelles, actuellement en émergence, qui se substitueraient peut-être à celles dont elle croit avoir la maîtrise, et qu'elle ne pourrait plus encadrer. L'idée même de dialogue et de symbiose, pour aboutir à des ententes plutôt qu'à des guerres, lui répugne.
C'est pour cela que fondamentalement, la politique est hostile aux sciences, non pas aux sciences des mandarins, peu inquiétantes, mais à l'esprit scientifique de milliers de gens, professionnels de la recherche ou simples citoyens, qui veulent s'appuyer sur la méthode scientifique pour rejeter les vieilles croyances et donner sans cesse de nouveaux visages au futur. Là est le danger pour les conservateurs, car derrière de nouvelles découvertes se profilent de nouveaux pouvoirs, de nouvelles organisations, que la politique craint de ne pas contrôler.
En conséquence la politique traditionnelle reste peu démocratique. Pour éviter l'apparition d'idees ou idéaux nouveaux, elle veut faire croire aux citoyens que, pour être entendus et agir sur le monde, il leur faut passer par l'intermédiaire de notables reconnus, de mécanismes institutionnels habitués depuis longtemps à porter la parole politique. Ce manque de démocratie dissimule le fait que le pouvoir social en place, en arrière-plan des hommes politiques, quels que soient d'ailleurs les régimes, n'entend pas se voir contester le monopole du langage afficheur dont il dispose à travers les hommes politiques, c'est-à-dire le droit de décrire le monde et de prescrire la façon dont ce monde doit évoluer.
Peut-être sommes-nous pourtant à l'aube de l'apparition de véritables mutants humains, qui refuseraient les anciennes dominations et les anciennes interdictions par lesquelles ces dominations cherchent à se maintenir.
Ils voudraient agir autrement et penser autrement, action et pensée se conjuguant en permanence. Ils voudraient en d'autres termes devenir des acteurs plus créatifs dans le vaste super-organisme, au sein du cerveau global qui se construit actuellement dans l'univers, et qui menace de se construire sans eux, s'ils n'y prennent garde, les reléguant au cimetière des évolutions avortées. Les nouveaux mutants voudraient tout simplement s'incarner dans de nouvelles formes de vie, d'intelligence et de conscience, encore mal connues aujourd'hui, mais qui ne seraient pas pires que ce que l'humanité nous prépare pour le moment, dans sa marche aveugle vers la catastrophe. Mais ceux qui sont prêts à entendre ce message ne doivent pas se dissimuler qu'il leur faudra faire quelques efforts. Le premier consistera à comprendre et pratiquer les nouvelles problématiques, les nouveaux paradigmes, pour utiliser un mot un peu pédant, que propose l'évolution moderne des connaissances. Le second consistera à s'immerger dans le travail en réseau ou symbiotique qui commence à relier les forces vives du monde en émergence.
Nous donnerons quelques exemples de tout ceci dans ce livre, en nous appuyant le plus souvent possible, pour rester concret, sur le phénomène de la mondialisation, complexe s'il en est, grand thème de discours et de manifestations, mais dont il reste encore quelques petites chose à dire.
Mutant
On appelle mutant un organisme qui, au lieu de se reproduire à l'identique, adopte par hasard une forme ou un comportement jusqu'ici jamais vus. Le mutant peut être rejeté par le milieu et disparaître. Il peut au contraire donner naissance à toute une lignée de successeurs grâce auxquels le milieu sera plus ou moins profondément modifié. C'est l'ambition de tous les créateurs ou si l'on préfère de tous ceux qui ne se satisfont pas du monde dans lesquels ils vivent, que de devenir des mutants, même s'ils ne savent pas vers quoi la mutation les engagera.
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