J’aurai du aller voir Un prophète, le film de Jacques Audiard, vierge de tout extrait, de toute critique, de tout conseil et surtout de toute influence. C’est comme ces blagues que l’on vous annonce drôlissimes avant de vous les raconter et qui, 9 fois sur 10, ratent leur effet.
Pour Un prophète, c’est pareil, je m’attendais à autre chose. Quoi ? Impossible à définir parce que je ne suis pas une spécialiste du cinéma. Le seul signe qui me fait dire que j’étais en deça de mon attente est que je me suis rendue aux toilettes pendant la projection. Devant Tueurs nés, par exemple, la fiction terriblement critique de Tarantino, j’aurai préféré me pisser dessus plutôt que d’en louper une miette.
En même temps, il est très difficile de retranscrire en images l’univers carcéral et son huis clos. Seul celui qui a vécu une très longue peine, dans plusieurs centrales de France ou de Navarre, peut espérer livrer quelques morceaux de son terrible contenu. Aucun intervenant externe, quel qu’il soit, ne peut nous révéler la prison centrale sous son angle le plus pointu. Celui qui fore à chaque minute, à chaque seconde, la vie des hommes et des femmes qui y sont détenus. Exempte de spectaculaire, la prison centrale est toute en violence contenue, immuable et soumission.
Ce « prophète », qui est loin d’être un messie venant, comme un miracle, ouvrir nos yeux sur la condition infernale de nos prisons, n’est qu’un prétexte pour raconter une histoire mille fois rencontrée. Des Malik, il y en a plein hors des prisons, dans les quartiers, au travail, dans la vie, tout simplement. Ils luttent pour leur survie, usés par leur mise à genoux sociale. Petits esclaves brimés, ils rêvent de détrôner le maître pour goûter au pouvoir. Et, pour y parvenir, ils prennent des chemins de traverse en faisant fi de l’ascenseur social qui ne s’arrête jamais à leur étage de toute façon.
Audiard réussit avec ce film en bande organisée, armée jusqu’aux yeux de talent, à nourrir une fois de plus le fantasme collectif projeté sur la prison. Il nous offre une image déshydratée du monde carcéral, spectaculaire et stéréotypée qui se substitue à la réalité de beaucoup d’hommes prisonniers qui continuent de crever dans les entrailles du monstre sans provoquer le débat.
Pourtant, nombreux sont ceux qui, au sortir de la salle, sont persuadés d’avoir été en taule en les écoutant parler de leur « expérience carcérale » par fiction interposée. J’ai envie de leur dire : « Mais merde ! Ce n’est que du cinéma ! 2H30 en prison vous emporterait dans les abîmes du désespoir aussi vite qu’une vague scélérate le ferait. » Puis, je me tais, parce qu’à plusieurs reprises Audiard m’a aussi embarquée. Pas en prison, non, dans SA prison. Preuve d’un film bien ficelé.
En effet, si certains scénarii bandent mous, celui d’Audiard bande son. Pas de fioritures musicales inutiles. Dès le générique, il vous embarque dans la sonorité toute particulière de la prison, ses hurlements, ses cris, son désespoir vomi, ses clés ouvrant sur le néant, ses barreaux sondés, ses ahurissants croisements linguistiques, son tas de portes qui claquent sur pas de liberté. Toute la violence de la taule il la contient dans ses dialogues à la sobriété clinique, nerveux comme un attelage fou et qu’il maîtrise de main de maître. Servi par Niels Arestrup, en état de récidive légale, question talent, dans le rôle de ce « parrain » corse, ou plutôt ce « pater » alternatif, nageant à « contre Coran » dans les méandres du bizness.
Et puis aussi Tahar Rahim, l’anti Scarface, pétri d’Huckleberry Finn et de Mesrine qui crève l’écran dans le rôle d’un Malik libéral, passant son master de voyoucratie à la fac de ganstérologie. Une sorte de Centralien du crime, comme on le dirait d’un normalien ou d’un énarque. Doué pour la vie. De son jeu étonnant, il pointe un trait du scénario qui touche à la critique sociale. Du bout des doigts, sans même le faire exprès. Oui, la prison fabrique la récidive, l’ultra violence, la spécialisation du crime et nourrit en son sein tous les fantasmes possibles.
Avec ce film, Tahar Rahim laisse une empreinte nette et précise dans les fichiers des grands du cinéma français. Pour le coup, sans être experte amie-amie avec l’audiovisuel, je trouve qu’avec ce « prophète », au format inhabituel, Audiard nous parle de cinéma à défaut de prison. Ce qui manquait depuis un bout, dans le panorama cinématographique français du genre.
Mais là, où s’arrête la fiction commence la réalité de la taule. Car, si je ne suis pas une experte en cinéma, je suis sur diplômée question prison. Ben oui, plusieurs séjours en taule et deux fils qui y sont, ça pose une spécialisation quand même, non ?
« Sans l’odeur, impossible de parler de la prison », me disait ce matin Cyril au téléphone. Cyril c’est mon fils cadet, libéré de prison depuis 15 jours après huit ans d’emprisonnement, dont cinq passés dans les quartiers d’isolement. Lui qui a fait condamner la France par la Cour européenne des droits de l’homme pour traitements inhumains et dégradants. D’entrée de jeu, je lui pose la question.
- Tu l’as trouvé comment Un prophète ?
- De mauvaise augure pour les gars en taule.
- Comment ça ?
- Ben à part une certaine atmosphère qui flirte avec la réalité, il sert quand même pas mal le discours sécuritaire en Sarkozie, non ?
- Ah bon ? dis- je faussement étonnée.
- Exemple cette scène dans laquelle Malik tue le gars dans sa cellule, elle alimente le discours sur la fermeture des portes de cellule en centrale la journée qui est à l’ordre du jour depuis un bon bout de temps déjà. Pourquoi ne le tue t-il pas dans les douches comme il le fait pour le beau frère de Latif l’égyptien lorsqu’ils décident de lui donner une correction ?
- Oui, mais peut-être est ce pour les besoins de la scènographie, ai-je répondu pas du tout convaincue.
- Si tu veux m’man, mais tu m’as demandé d’aller le voir et je te dis simplement ce que j’en pense.
- Quoi encore ?
- T’as remarqué que les seuls matons qu’il met en cause sont des Corses, comme si ceci expliquait cela au fond.
- Oui, j’ai capté aussi. Mais ce qui m’a le plus énervé c’est le rôle qu’il a accordé aux proches. Pas un mot sur les parloirs qui durent tout le week-end en centrale et qui sont un événement marquant dans le rythme lancinant de celle-ci. Le seul rôle qu’il nous a attribué dans le film est celui de « sac à foutre » comme on le voit dans la séquence où Malik « baise » dans le parloir une jeune femme au regard résigné et largement stéréotypé. J’imagine que beaucoup de proches de personnes détenues vont avoir un pincement au coeur en voyant la séquence. Même si c’est une fiction. Comme moi-même, d’ailleurs, je l’ai eu, en la découvrant à l’écran.
- Dis pas ça m’man, t’as rien à voir avec ça. Mais sinon, tu crois quoi ? Si Claude d’Harcourt le directeur de l’administration pénitentiaire vient de décider que les surveillants pouvaient vous palper, vous peloter en quelque sorte, pourquoi donc Audiard se priverait-il de vous donner cette image de serpillère qu’il vous attribue dans son film ?
- Oui, ok, t’as raison. Mais en ce cas, c’est vraiment réduire les protagonistes à l’état d’animal en les confinant dans une bestialité primaire, ce que le système fait déjà très bien pour justifier la moindre réforme coercitive. Cette séquence n’est pas très intelligente, les proches de taulards vont au cinéma aussi. 500 000 personnes potentielles, ça fait du bruit quand même.
- Oui, je sais, je sais. T’as vu le coup des permissions ? Si ça n’alimente pas le discours sécuritaire c’est que je n’y comprends plus rien. T’imagines aisément ce que ce genre de séquence fictionnelle peut avoir comme impact dans la réalité. D’un côté de la barrière comme de l’autre. C’est à faire s’arracher les cheveux aux juges d’application des peines s’ils voient le film, eux qui déjà donnent avec une très grande parcimonie, permissions de sortie et aménagements de peine.
- Oui, de l’ordre de 4 %. J’y ai pensé direct. Je ne connais pas non plus de centrale en périphérie de Paris, hormis celle de Poissy pour y être allée visiter des amis et qui est plutôt « propre » et exempte d’histoires de mafieux. Toutes les autres sont excentrées, Clairvaux, Saint Maur, Moulins de sinistre mémoire, Lannemezan etc. Il faut souvent en partant de Paris, trois heures ou quatre heures de route minimum pour y accéder. Donc, sur les 12 heures de permission accordées à Malik dans le film, il y en aurait six ou sept, dans la réalité, dévolues au trajet. Il ne lui resterait que peu de temps pour rencontrer ses amis, se faire braquer par des Arabes, sauver la vie d’un corse en le traînant sur ses épaules, aller chercher 25 kg de shit dans les toilettes d’une autoroute et s’en sortir qu’avec une petite demie heure de retard. Il est balèze le gars !
Rire de Cyril
- Et puis t’as vu ? Audiard a privilégié la violence, la virilité et le spectaculaire au détriment de l’amour dans les rapports humains des protagonistes, sauf entre Malik et Ryad.
- Oui, m’man t’as raison, en prison, et sûrement plus qu’ailleurs, il faut une bonne dose d’amour pour tenir debout, parce que sans lui, très vite, de moins que rien on devient rien du tout. C’est le cas de plein de gars qui n’ont personne à l’extérieur et pas d’amis intra muros. - Dis moi, m’man, sincèrement, tu connais un seul exemple de gars qui n’aurait pris « que » 6 ans pour avoir poignardé un flic ? T’as vu les tarots (tarifs) des condamnations pour insultes et rébellion distribuées, comme des graines aux pigeons, dans tous les tribunaux de France ?
- Et tu connais toi des gars qui à 19 piges débarquent en centrale avec une peine de moins de 10 ans à faire, sans préventive avant l’incarcération ?
- Non, j’ n’en connais pas. Et on pourrait aussi s’interroger sur le choix de peine de Malik si ce n’était pas une fiction. Et puis le couplet sur les images d’insalubrité totale qui vont faire hurler à l’insupportable les humanistes de tout poil lorsqu’ils verront le film, lesquels, en toute bonne conscience, vont appeler à la construction de nouvelles prisons sans régler le problème de l’enfermement. Comme les images qui ont été balancées sur Fleury. - Oui et de ce que la prison produit surtout : suicides par centaines, explosion des pathologies mentales et somatiques, fabrication de la récidive, érosion des liens familiaux et pas de réinsertion. Tous les effets secondaires de la prison. De plus, cette insalubrité on la retrouve le plus souvent dans les maisons d’arrêt qui sont de vraies décharges sociales, mais peu ou pas dans les centrales. Pas de cellules aussi sordides que dans le film ou alors de très rares. En établissement pour peine, la plupart des mecs passent beaucoup de temps à décorer leur enfer en achetant rideaux, tapis, dessus de lit par correspondance. Tandis que saturés de cachets, devant la longueur infinie de leur peine, ils dérivent sous le seuil de l’espoir jusqu’aux confins de la folie.
T’as remarqué aussi qu’il y a avait pas un seul gaulois dans sa centrale ? Pas même un petit nom franchouillard gravé sur les murs des cellules-décor. Tous les graffitis sont à consonance maghrébine.
- Oui, Cyril je l’ai remarqué de suite. Comme si les prisons centrales expurgées de Français n’étaient peuplées que d’étrangers. De toute façon dans le film, la stigmatisation est une constante. Quand je pense que depuis des années d’échanges épistolaires ininterrompus avec mes potes Mounir, Kamel et autres Nordine, je corresponds aussi beaucoup avec des Patrick, des Xavier, des Christophe, des André, des Philippe, des Olivier, des David et des Eric n’en déplaisent à certains. Et en plus dans les deux cas t’as vu les tronches ? Ils ont des bagages intellectuels époustouflants, maîtrises d’histoire de l’art, de philo, d’autres écrivent des thèses sur des sujets variés, tels que la norme et la déviance, par exemple, donnent des cours de droit par correspondance à des notaires à l’extérieur, etc. J’en passe et des meilleures. Nous sommes loin des fauves qu’Un prophète nous vend.
- Bon, le seul truc du film qu’on retrouve dans la réalité, hormis les lieux communs sur la ricoré, les piles dans les chaussettes et les douches, c’est cette lame de rasoir que Malik apprend à garder dans sa bouche. J’ai connu beaucoup d’Algéroises en taule qui parlaient normalement avec une lame coincée sous la langue, ou dans la joue. Pas pour commettre une agression, non, elles s’en servaient principalement contre elles, pour éviter l’expulsion. Elles se tailladaient les bras ou la gorge avant de monter dans l’avion, où le commandant de bord les refusait en général. Ce qui renvoie à la stérilité des mesures bidons prises par Michèle Alliot-Marie type pyjama en papier pour éviter le suicide et toute sa batterie de mesures perlimpinpin inutiles.
- Rire de Cyril
- T’as déjà vu des mafias en prison ?
- Non, des groupes affinitaires c’est tout. Justes des solidarités éparses et quelques fratries nées dans les tranchées du pire, dans les quartiers d’isolement. La plus grande unité se rencontre chez les syndicats pénitentiaires qui appliquent à la lettre les règles de leur suprématie dans l’univers opaque de la prison.
- Et les musulmans pratiquants ?
- Pas besoin de les diaboliser davantage qu’ils ne le sont. En taule, ils ne revendiquent pas puisque c’est Dieu qui en a décidé ainsi.(Mektoub).
- Oui, je le pense aussi. Ils sont instrumentalisés au possible par l’Ap qui s’en sert pour maintenir un peu de paix sociale en détention. Sinon ils servent aussi à masquer la pseudo dissidence « des gauchistes exaltés » que l’on assimile au terrorisme. Le principal crime de ces derniers étant la distance qui les sépare de la norme et seul motif à leur transfèrement. De centrale en centrale, on use leur rébellion dans des turn over sans fin.
- M’man dis-le sur ton blog, lorsqu’il existe du caïdat intra muros qui n’a rien à voir avec un système mafieux, c’est que les syndicats pénitentiaires ferment les yeux pour préserver la paix sociale en détention. - Oui, je vais le dire. Dire que contrairement à ce que veut nous dire Un prophète, il n’y a pas d’el « caïdat » en prison. Pas plus que de mafia corse, russe, roumaine ou africaine gérant de gros bizness entre centrale et liberté et qui n’auraient d’autre but que de servir le capital. Sans financer de plan B en vue d’une évasion. Là, oui, pour le coup, on nage en pleine fiction.
- Je suis allé voir le film avec deux mecs qui connaissent pas la taule et eux aussi ont plongé direct. C’est là toute la force du mec Audiard, faire croire à sa fiction.
- Oui, je sais. Le temps du film, les spectateurs s’émeuvent devant la lutte que Malik mène pour sa survie alors que dans la réalité il les laisse de marbre. Pas de réaction dans la vraie vie. Leur sensibilité audiovisuelle a détrôné l’action. Ils détournent les yeux de la nudité crue et violente que leur renvoie la vie. La fiction leur ayant aspiré toute émotion véritable. En ce sens, le film d’Audiard est très bien fait, il remplit la même fonction qu’un « Prison break », son anti-thèse, en tant que déclencheur d’émotions factices, au détriment de véritables sentiments dans la réalité. Dans cette dernière, pas d’effets spéciaux, pas de scénario travaillé pour enjoliver les personnages sauf quand il s’agit de les diaboliser, pas de bande-son fouillée. Pourtant, des Malik el Djebena il y en a plein partout. Il suffit juste d’ouvrir les yeux et de leur tendre la main… avant la taule.
- Belle journée Cyril !
- Bon courage m’man !
Impro faite par Catherine