J’habitais une cité de traîne-misère et je subissais les caprices et les multiples ruptures de mon amoureuse Youyou. La gare de triage était bordée de lampadaires concentrationnaires. Un homme au haut-parleur ne cessait d’égrener des noms de codes chiffrés. Je n’étais pas malheureux. J’apprenais la cuisine tous les mardis soir au centre aéré, je dévorais les livres et les BD de la bibliothèque. J’allais en colonies de vacances d’été et d’hiver : j’étais devenu un fin connaisseur de la voile, un assez bon skieur, novice en courses de haute-montagne.
Youyou m’avait définitivement largué en déménageant. Je découvris le lycée. C’était le paradis. Des bâtiments perdus entre de très vastes pelouses et un petit bois. La réputation d’établissement le plus mal famé de la ville. Des profs à majorité très marqués post-soixante-huitard. Quand j’y entrai pour la première fois, je fus surpris de voir les Terminales affalés dans les couloirs en train de fumer, et peut-être pour certains des pétards tellement ils avaient l’air stone. Les filles prenaient la pilule, roulaient à moto, les couples ne cessaient de se galocher en cours de récréation. Il y avait un vent érotique certain. Le plus extraordinaire c’était qu’on réussissait sacrément bien à apprendre. Je me précipitais sur tous les savoirs comme un chien à qui on venait de donner un os avec un peu de viande. Ca ne m’empêchait pas d’appartenir au clan des déconneurs. Quand on en avait trop marre, on déclenchait une grève sauvage en verrouillant les deux grilles d’entrée à l’aide d’anti-vol. La musique était omniprésente.
C’était en sixième que je tombais sur Viviane F. Je découvris la beauté de son visage, de profil, à contrejour près d’une fenêtre. J’étais immédiatement amoureux d’elle. Elle n’eut de cesse de refuser mes avances, accepta que je pris la place à coté d’elle, que je lui caressais parfois les seins en cours d’allemand. Le soir nous nous envoyions des signaux de lumière car elle habitait l’immeuble que les maçons algériens avaient construit à l’emplacement de mon petit désert.
Il fallait que je m’avoue que les garçons me troublaient sérieusement. A quatorze ans, ils étaient de plus en plus excités. Ils me faisaient des propositions ouvertes que je déclinais. J’avais jeté mon dévolu sur Stéphane M, un joueur de foot qui tournait mal. Il était dans ma classe et me proposa de me traîner avec sa mobylette, moi et mon vélo à roue libre sur le chemin du retour. Je voyais son profil, son nez de boxeur, sa bouche pulpeuse, son expression de petite frappe et j’étais tout ému de toucher son bras, ses muscles. Je croyais que je lui transmettais toute mon envie de me serrer contre lui. Au lycée, c’était le plus fort pour ramener les plus beaux illustrés de cul dont certains montraient quelques bites en érection. Un jour en cours de gym, il baissa son pantalon de survêtement devant moi, dévoilait les poils blonds de son pubis en me souriant vicieusement. Le soir, poussé par ma pulsion, je frappai à sa porte. Il me reçut dans sa chambre. Je lui demandai de sortir ses revues de cul. Nous les regardions ensemble. Je voulais lui dire, multiplier des signes. Je n’osais pas. Je le désirais tellement, il me tétanisait, il avait l’air tellement plus vieux, expérimenté et roublard. Je me retrouvais nigaud. Il avait compris et me laissa partir. J’avais été meurtri quand j’appris qu’il était devenu huissier de justice des années plus tard et qu’il s’était suicidé.
J’entendis parler de Youyou pendant l’hiver 2001-2002. Une consoeur du journal m’interpella à la sortie d’un ascenseur : J’ai rencontré ta Youyou !
Elle était rubricarde Justice et Youyou était devenue secrétaire à l’administration pénitentiaire. Je l’appelai. Nous déjeunâmes dans un restaurant de banlieue. Elle avait une impressionnante tignasse de rasta, les yeux et les lèvres archi-peintes selon les règles du mauvais goût. Je ne détestais pas car je respectais ces femmes qui osaient et assumaient très à l’aise ce genre d’apparence. J’appris que Youyou fit un bon bout de carrière à la DGSE. Elle était préposée à la découpe des articles de presse. Elle éclata de rire en m’annonçant qu’aucun des miens ne lui avait échappé. Moi qui avait eu affaire aux services secrets, je tiquais quand même. Je trouvais le hasard bien étrange. Au point où j’en étais arrivé, je m’en foutais complètement. On ne se défait pas d’une histoire d’amour quand elle commence à l’âge de deux ans et qu’on a tant regardé d’épisodes de Zorro tous les deux assis sur le même petit banc. Je préférais garder cette Youyou, entendre sa même cascade de rires, m’intéresser à l’avenir de son enfant. Je réalisais qu’on n’avait pas grand-chose à partager. Je restais accroché aux traces des sentiments. Youyou restera toujours Youyou.