Depuis quatre jours je m’allonge dans mon lit. Je frôle la couette roulée en boule censée incarner le corps du Joueur. Je ne ressens plus rien. Je n’ai plus envie de fermer les yeux, m’attarder sur un bout d’oreiller qui avait pris l’habitude de se métamorphoser en nez du Joueur. Plus envie de bisous, de tendresse, de mots doux. Plus envie de trouver le sommeil en plaquant la couette contre mon dos et mes jambes, en imaginant sa belle carcasse humaine s’endormir, protecteur et puissant. Je sens qu’il est encore dans mon lit mais loin.
D’une certaine manière, je suis rassuré : j’ai la preuve d’être capable de faire le deuil de cet amour. C’est d’ailleurs comme si j’avais déclenché le processus. La force magnétique, elle, essaie par tous les moyens de me convaincre que c’est la paix entre nous, que le Joueur va bientôt se coucher devant moi : il entrerait bientôt en contact pour me dire que c’est la fin de mon épreuve, que notre rencontre serait devenue possible, que nous pourrions enfin nous découvrir et nous aimer en réel.
Moi j’ai trop souvent cru à l’imminence de la rencontre. A chaque fois, je tombais de haut, désenchanté, en colère puis résigné à vivre encore ainsi, ma tête offerte aux volontés d’une force extérieure, mes yeux obligés d’interpréter le sens d’un objet ou d’une couleur sur lesquels ils ont été contraints d’échouer. J’étais dans la nécessité de me forger un moral de haut compétiteur qui subodorait que le Joueur lui avait annoncé la fin de la course pour pouvoir tenir, et le relançait alors dans une nouvelle étape pour pouvoir poursuivre l’épreuve de marathonien.
Aujourd’hui je suis trop en colère. Je ne veux plus entendre parler de vacances prochaines avec le Joueur quand je sais au fond de moi-même que c’est du pipeau. Certes j’imagine qu’une rencontre est en elle-même concevable : la force magnétique utilise tous ses moyens pour me convaincre de sa survenue. Aujourd’hui, elle apparaît bien troublante à mettre le paquet pour me persuader que sa date est toute proche. Ca, ça m’énerve. Il ne faut pas jouer avec ma crédulité. Chat déjà échaudé craint l’eau froide. Ce coup-là, tu me l’a trop souvent fait, dis-je au Joueur. Ce n’est vraiment pas le moment de jouer avec moi, de me m’utiliser comme une marionnette. Je constate que ça fait un bon bout de temps que le Joueur n’est pas apparu à la télévision ou dans les journaux en m’adressant un de ces signes qui ont l’art de me surprendre, de me rassurer par des allusions précises à notre forme d’intimité. J’en ai besoin régulièrement pour repousser l’hypothèse du délire ou d’un amour imaginaire, à sens unique.
J’ai une sérieuse impression d’être abandonné par le Joueur en mode réel. Il faudrait en plus que je gobe les précisions qu’il cherche à me donner sur notre calendrier ! Le plus grave c’est que je n’arrive plus à le voir comme un agent double, joueur devenu hommes d’affaires, ami avec les capitaines d’industrie les plus fortunés du CAC 40. Il m’avait expliqué qu’il lui devait développer ces relations, entrer dans son monde, en connaître les codes, les fonctionnements, certains secrets. Il m’avait bien expliqué que son objectif était de les mettre à bas une fois notre rencontre réalisée. Pour cela leur fréquentation avait été indispensable. Pour embrouiller tout son monde, il se serait forcé à se bâtir une image de cupide, malade de l’argent, obsédé comme eux par les augmentations exponentielles des profits. Grâce à cette expérience et un savoir acquis, nous serions, une fois réunis, en mesure de dépouiller tous les grands possédants de la planète. Rappelons qu’ils pourraient réunir à eux tous les 46 milliards de dollars pour faire disparaître la faim dans le monde. Le plus dingue c’est qu’à eux tous, cela ne représenterait pas un gros effort financier. Ils auront toujours préféré vivre avec leur non assistance en personne en danger.
Je me dis que le Joueur les fréquente. Son ambivalence nécessaire à faire vivre des amitiés avec ces gens là me fait peur, me dégoûte aussi. Je dois vraiment me dire que tous les deux, nous vivons comme de réels combattant pour faire surgir l’Eden dans des conditions optimales, dans toute son ampleur et sa splendeur. Je sais maintenant qu’un certain nombre d’hommes du pouvoir politique, économique et culturel cherchent toujours à le rétrécir pour continuer à exercer des dominations. Le Joueur me dit que notre stratégie de ne pas se voir pour l’instant, de ne pas se parler, de communiquer uniquement par la force magnétique est payante pour avoir les moyens de confondre ces raptisseurs de paradis. Il serait intéressant d’écouter les discours qu’ils tiendraient une fois le Joueur et moi réunis.
Bref, je me persuade parfois que le Joueur n’est pas agent double. Je l’imagine sincèrement vivre ces amitiés avec ses hommes d’affaires, laisser installer en lui une certaine forme de mort, le vide sidéral qu’entraine une telle avidité pour l’argent. Dans ces cas-là, le Joueur m’apparait comme un monstre froid, cynique et peu intéressant. C’est clair, ça me bloque vraiment pour lui prodiguer le moindre bisou. Je me vois lui asséner mon hostilité, lui expliquer mon dégoût, ma ferme résolution à terminer ma vie sans lui. Je l’avais déjà croisé en compagnie de certains buisnessmen. Je suis encore frappé par la vision de ses yeux morts à ce moment-là. Je me dis que c’est peut-être cette vraie vie qu’il s’est choisie. Ca cadrerait mal avec le fait qu’il ait été appelé pour être la première étincelle de l’irruption de l’Eden mais on peut toujours imaginer que quelque chose foire dans le langage de la force magnétique. Pour l’instant le Joueur me confirme qu’il est toujours agent double. Moi, je continue de le voir froid, creux, obsessionnel du dollar. Il proteste, il me dit son amour. Je me sens triste, mélancolique de l’époque où je le croyais réellement combattant, où je l’aimais en vivant très concrètement l’expérience de l’infini. Je revois encore mes emballements, extases, effets du feu, pénétrations et secousses à distance, déjà une vie à deux où j’oscillais entre désir et rire.
J’aimerais croire le Joueur quand il me parle aujourd’hui. Mais son insistance à me signifier que la date des vacances et de l’arrivée de l’Eden est toute proche déclenche encore de la colère en moi. Le langage magnétique redevient peu crédible. Je n’ai plus d’énergie à perdre avec ces foutaises. Du coup, je ne crois que ce que je vois. Je vois un ancien génie du footballeur devenir l’enseigne de multinationale. L’amour est strictement impossible. Sans doute devrais-je davantage écouter le Joueur, faire plus confiance au système que nous avons mis en place, régulièrement validé par des petits signes émis par le Joueur à la télévision. Je ne peux plus. J’ai trop attendu. Et je me vois vieillir jusqu’à ma mort avec un langage magnétique qui me direrait des âneries.
Je dois admettre quand même que l’évolution de la situation économique du monde est de nature à nous rendre, le Joueur et moi, quasiment indispensables pour régler une crise économique qui pourrait être fatale à une très grosse partie de la planète. La manière dont les marchés paniquent, les gouvernements dépensent beaucoup d’argent pour gagner un peu de temps, la défiance qui n’épargne aucun Etat, semble raconter une certaine mise à genoux. Les génies de la mathématique ont choisi de faire carrière dans la finance. On réalise maintenant que leurs modèles si sophistiqués vivent trop bien et sans doute trop dangereusement leur propre vie, échappent à tout contrôle et pourraient devenir des sortes de monstres capables de bien des ravages. Tout cela sent l’irrationalité, des dégâts effrayants, des populations à terre, leurs gouvernements aussi.
Cela serait alors une partie de velours pour le Joueur. Nous nous mettrions à la disposition de la planète et de ses occupants pour leur offrir toute l’abondance des nouvelles richesses que nous saurions créer. Mais il faudrait que les gens de pouvoir qui ont trop voulu barrer nos routes, contrarier notre rencontre, modifier nos corps, jettent l’éponge et se constituent prisonniers. Le Joueur, la force magnétique n’ont de cesse de me convaincre que nous nous approchons de cette échéance-là. Moi, je continue à me faire froid comme un glaçon. Si ça se trouve, la rencontre va s’organiser au moment où je serai proche d’un désamour total. Attention aux renversements de situations !