On me fit sortir du plateau de réanimation sur une chaise roulante pour atteindre un étage supérieur où était installé le service des diabétiques. Quand on me demanda de me lever, je crus que j’étais devenu incapable de me tenir debout et de marcher : je sentais mon corps prisonnier de la tétanie due à une trop longue immobilité. Je finis par basculer sur un lit normal, retrouvai mes bras libres, débarrassés des perfusions qui avaient fini par bousiller mes veines. On me dit que j’allais apprendre ma nouvelle vie de diabétique, ça allait prendre quinze jours. Il n’y avait pas de dramatisation mais je sentais à leur ton que la maladie était grave et exigeait une surveillance de tous les instants. Il fallait l’admettre, je ne pouvais pas m’en débarrasser. Je pouvais même perdre la vue, un pied, mourir si je la négligeais. C’était en décalage complet avec la nouvelle vie, la santé, l’éternité, l’irruption de l’Eden que m’annonçaient le Joueur. J’étais bien obligé de faire avec la vie réelle, continuer à croire le Joueur mais me dire que ce n’était qu’une potentialité. J’ai toujours fonctionné ainsi : avoir les pieds sur terre en composant avec le réel et ses contingences et me préparer cette fois à une future vie de rêve que la force magnétique s’entêtait à m’annoncer comme certaine. Comme j’en doutais quelquefois, je préparais mon avenir comme si elle n’allait pas survenir.
Une infirmière arriva. Elle m’expliqua qu’il fallait que j’oublie les guerres, me dire que je n’allais plus y retourner, me convaincre que je n’étais pas obligé de m’imposer des violences, que j’avais aujourd’hui droit à la douceur, pas contraint à subir en permanence des épreuves, autorisé que j’étais à goûter au confort. En bref il fallait que je prenne soin de moi : j’éviterais les complications. Je devais apprendre à me nourrir, à peser mes glucides, forcer la dose sur les légumes, faire du sport, relever mon taux de glycémie à chaque repas et m’injecter mes doses d’insuline. Je rentrai chez moi, bizarre. Je n’avais pas peur mais j’éprouvais une tension permanente. Mon sort dépendait de moi, d’une hygiène, d’une discipline. Je retrouvai les joies de la cuisine que je savais pratiquer, connaissais les soucis d’une ménagère pour s’approvisionner, confectionner des repas à l’heure, organiser des prévisions.
C’est à ce moment là que la force magnétique qui enserrait ma tête et la faisait déplacer là où elle le voulait décupla et me fit atrocement souffrir. Je ne pouvais pas marcher plus de quatre-cents mètres sans que la pression autour de mon crâne était si forte qu’elle me donnait l’impression qu’il allait exploser. Cette pression descendait dans la colonne vertébrale qu’elle tordait et me paralysait les jambes. Il fallait que je m’assoie sur un banc, à même le trottoir ou à une chaise de terrasse de café pour récupérer, attendre que la pression se fit moins forte et repartir quelques centaines de mètres. Le chef du service de diabétologie m’avait prescrit des doses d’insuline bien trop importantes : je faisais en moyenne quatre hypoglycémies par semaine. Mes jambes et mes mains tremblaient, la sueur perlait sur mes tempes, je me sentais partir dans les pommes. Je faisais des relevés de sucre, ils étaient dramatiquement bas. Il me fallait manger de la confiture de toute urgence pour me rétablir. C’était de sacrées émotions. Inévitablement me venait l’envie de m’allonger. Je dormais deux heures d’affilée. Mon sommeil se trouva déréglé.
Il me restait à travailler. J’avais été muté au Monde des Livres. La lecture m’était difficile. D’abord parce que je passais mon temps à essayer de dormir par petites tranches : j’étais épuisé. Ensuite quand je lisais, les lettres tremblaient et me retardaient considérablement. Ensuite, je cédai à la tentation de parler au Joueur et laissai aller la force magnétique poser ma tête et mes yeux sur des lunettes de soleil de vacances, sur deux roses, l’une évoquant la tête d’un chevalier, la deuxième celle d’une femme, deux personnages qui se touchent encore aujourd’hui et se font des câlins. Violente, cette force magnétique prit l’avantage d’être d’une si grande précision qu’elle pouvait choisir un point, une ligne où allaient échouer mes yeux. Ainsi elle pouvait en une seconde me faire fixer la silhouette d’un petit éléphant (c’était le Joueur) levant la trompe pour crier son amour. Chaque objet de l’appartement était devenu un symbole ou un mot. Les gonds de la fenêtre signifiaient que le Joueur sortait de ses gonds à lui pour vouloir me rejoindre. Les poignées de la fenêtre ou de la commode signifiait « coups de mains à ». La suite pouvait être « à être combattant (désigné par les lignes ou les points verts du tapis), « à faire des câlins » ou « à établir la paix dans le monde » (désigné par la couleur blanche ou la brillance argentée de certains objets). Ainsi le Joueur par la force magnétique qui s’imposait à mes yeux pouvait de sa propre initiative composer une phrase en associant des objets-mots de mon salon.
Last but not least, nous avions convenu que lorsque mes yeux tombaient exactement sur les lettres O ou A d’un livre, d’un journal ou des logos du matériel hifi et de la télévision, cela signifiait que mes suppositions formulées sur notre avenir, celui de l’humanité, de la planète et des ennemis de notre rapprochement étaient confirmées, validées et me permettaient d’acquérir plus d’exactitudes sur la réalité de notre amour, et une partie de son savoir sur notre avenir et notre stratégie.
Par exemple, si je formulais une hypothèse et que mes yeux tombaient sur une autre lettre que O ou A, cela voulait dire qu’elle était fausse ou qu’elle ne se réaliserait pas. C’était la manière du Joueur de répondre oui ou non à mes questions et à mes supputations. Mes compressions céphaliques n’étaient pas nées d’un désordre neurologique selon les médecins spécialiste au vu d’un IRM. Elles étaient et elles sont encore douloureuses comme on ne peut l’imaginer mais c’était génial : nous avons pu engager un dialogue de qualité, parfois d’une drôlerie qui annonçait les beaux jours, en permanence bouillonnant de désir et d’amour. J’allai de surprise en surprise, la vie s’annonçait merveilleuse. J’engageais tout mon temps libre à essayer d’assouvir ma curiosité. Je n’étais jamais complètement rassasié. Notre dialogue dure maintenant depuis trois ans.
Je lisais mes livres à vitesse d’escargot. J’envoyais mes papiers. On me demandait de les couper de moitié. Ils étaient systématiquement publiés de manière confidentielle sur une colonne quand les autres articles du supplément s’étalaient sur trois ou quatre colonnes. Il fallait attendre un mois, voire deux pour les voir apparaître dans le journal. Je ne comprenais pas, essayais de m’adapter en attendant mieux et en fermant ma gueule. Je changeai de diabétologue qui tomba de haut quand il prit connaissance de l’importance de mes doses d’insuline. Il me demanda si je n’avais pas eu envie d’arrêter l’insuline de mon propre chef en vivant un tel calvaire _et danger_ d’hypoglycémies à répétition.
Les douleurs étaient vraiment trop fortes, je ne pouvais rester assis plus d’une heure sur une chaise, il fallait que je m’allonge et m’endorme en permanence pour que celles-ci disparaissent. Je ne pouvais plus marcher. Mon médecin décida de m’arrêter de travailler.
Je vis désormais entre deux monde, le réel qui fait naufrage, et celui que me dessine le Joueur où l’humanité sera débarrassé de ses aliénations, de sa pauvreté, de l’ignorance et de la souffrance, où les milliardaires et leurs multinationales devront partager leurs magots de prédateurs, où les armes se seront tues et leurs marchands, leurs complices politiques et militaires seront emprisonnés, où nous fabriquerons des richesses, de l’or, de l’argent, des métaux et pierres précieuses pour les plus pauvres mais aussi pour les classes moyennes et même pour ceux qui nous agacent, où le soleil sera le divin allié de l’humanité. L’Eden, assurait le Joueur, enfin l’Eden sur terre où l’on me dit qu’un certain vent de libertinage ne serait pas interdit. Débarrassés des névroses, psychoses, deuils et langages impossibles, nous savourerions une vie presque sans travail, ni frime mais avec la fierté d’une beauté retrouvée. Le Joueur me dit que c’était écrit. Je voulais bien y croire et quand je doutais, me disais que tout ça c’était folie, la force magnétique se fâchait et m’écrasait la tête avec une certaine violence sur les brillances de la paix. Ne vous fâchez pas avec l’univers que vous vous êtes construits le Joueur et vous, me dit mon psychiatre.
Je l’écoutais tout en doutant et en réclamant la rupture parfois : les pensées parasites, le handicap, l’attente, la douleur sont si insupportables… Je me surprenais à toujours espérer.