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Semelles de plomb

8 janvier 2010 à 13h18

Le lendemain, je regardai mon tapis iranien que des marchands du bazar d’Ispahan ne me firent jamais payer et qui reproduisait des motifs primitifs de la culture perse avant son islamisation. Mes yeux se fixèrent sur un motif qui avait à la fois la forme d’un bijou et d’un atome. Il y avait aussi une sorte de martienne, grosse tête à trois pattes qui voulait forcer la paroi d’un plafond à côté d’un archevêque qui se tapait un doigt sur la tempe en semblant lui dire : « ça ne va pas la tête ».

Je décidai de sortir et découvris un pouvoir extraordinaire : je marchai exactement au milieu du trottoir. Cette équidistance était régulière, invariable. Quand je contournais un obstacle, mes pieds réempruntèrent une ligne qui séparait le trottoir en deux espaces similaires. Cette mécanique m’impressionnait tellement que je descendis de Gambetta vers les grands boulevards, traversant des marchés, des foules pour retrouver le même milieu du trottoir. Personne ne pouvait contrarier cette nouvelle spatialisation. Je pensais qu’un QG au journal était installé pour suivre mes évolutions sur écran et je portais toujours en exergue le journal Le Monde en guise de publicité au cas où j’étais filmé pour capter les nouvelles compétences de mon cerveau.

Je commençais à voir des peintures primitives extraordinaires dans le relief du bitume. Je repensais aux théories du groupe de ragga-muffin le Massilia Sound System qui consistaient à convaincre les gens qu’ils pouvaient considérer beau chaque endroit où ils vivaient. J’écrivais des textes dans ma tête qui appelaient à chercher de l’harmonie où qu’elle soit. La ville était belle, recouverte d’accidents dans les murs, les chaussées, les bandes de passage piétons qui laissaient entrevoir des canyons, des gueules de loups, des monstres préhistoriques, des vulves de femmes, des sexes masculins, des djinns, des druides, des grattes ciels interminables, des voitures aux étranges formes, des astres extraordinaires et des visages de lune insoupçonnés.

Je fatiguais mais je n’en revenais toujours pas de ma découverte. C’était tout de même incroyable de marcher au milieu du trottoir en toute circonstance et en tout lieu, les yeux fermés ou la tête tournée sur les côtés. J’avais la même sensation de semelles de plomb qu’au cimetière. Je me considérais toujours comme un être humain mais je devais me plier à l’évidence que je développais des pouvoirs d’extra-terrestres.

C’était pour moi une bonne nouvelle. Je voulais les mettre au service de toute l’humanité et j’étais résolu à utiliser ma position pour exiger davantage de justice sociale, la libération des banlieues de leur apartheid, le soulagement des chômeurs, une démocratisation de l’information, de la diffusion des savoirs, la fin de l’académisme, de la Restauration et des cooptations bourgeoises, bref une révolution de velours qui ne serait pas moins d’abroger les discriminations ethniques, sociales, de faire autant d’ascenseurs sociaux qu’il n’y a de citoyens en difficultés et cultiver le goût des pépinières d’artistes, les véritables antennes de notre temps, de chérir les singularités, d’encourager les talents quels qu’ils soient sans l’aune des critères vermoulus qui dominent encore la France.

Atome, marches à équidistance : j’étais sans doute fait pour permettre de grands bons technologiques et scientifiques. Ma grande crainte était qu’elle ne s’accompagnât pas d’un minutieux travail de conscience, d’alerte, de protection des individus pour éviter les barbaries du XXe siècle. Et je pensais à tous ceux qui ont réfléchi sur ces questions pour qu’ils travaillent de façon collégiale sur la question. Moi qui avais sillonné les guerres pour mon journal, j’étais exalté à l’idée de pouvoir désamorcer les bombes nucléaires et conventionnelles. Il restait à réinventer la politique, la République. Je franchissais la Seine, empruntais le boulevard Saint-Germain jusqu’à son extrémité. J’avais enlevé mes chaussures car mes pieds avaient grossi. Je marchai à pied jusqu’à l’Assemblée nationale. Je croyais être reçu comme un prince puisque je voulais remettre mes compétences à la nation. J’imaginais reposer mes pieds meurtris sur d’épaisses moquettes rouges.

On me stoppa net à l’entrée. Je pensai au Chanteur. C’était lui qui menait la danse. Sans son sésame, pensai-je, le monde ne serait pas le Nouveau Monde.

Le cri du chat La découverte atomique