Je sortis du bar. J’étais troublé par le fait de me balader avec une paille sur le doigt pendant des heures sans pouvoir la faire tomber, moi qui était du genre gogol avec les objets.
Je m’arrêtai chez le premier fleuriste de l’avenue du Père-Lachaise. Je commandai un immense bouquet pour mes parents. Le fleuriste, un petit homme à lunettes, était surexcité. Je croyais qu’il jouait un sketch. Il rajouta trois lettres à mon nom. L’adresse de mes parents était rue du Ruisseau. Il notait rue du Luiseau. Je rectifiai. Il écrivit rue du Muiseau. Je m’énervai. Il corrigea rue du Rasseau. Il écorcha les numéros de téléphones, sauf le mien. Je finis donc par payer en comptant me plaindre à Interflora avec ma facture. Les fleurs arrivèrent malgré la mauvaise adresse.
Je poursuivis mon chemin jusqu’à l’entrée du cimetière du Père-Chaise. Une étrange force magnétique bourdonna dans mes pieds. C’était comme si j’avais des semelles de plombs qui guidaient mes pas.
Je m’arrêtai au jardin du souvenir, contemplai les fleurs, et réfléchis sur cet endroit : le souvenir de plusieurs disparus, de tous les êtres chers en même temps, d’une génération, d’une humanité. Les roses étaient belles. Je descendis la rue pavée entre deux colonnes d’arbres quand les statues du Mémorial de la Shoah m’arrêtèrent net. Les silhouettes décharnées sculptées dans le bronze montaient jusqu’au ciel. Je me mis à trembler. Il était inscrit : « Lorsqu’on ne tuera plus ils seront bien vengés. Le seul vœu de justice a pour écho la vie »
Une vague de sanglots m’envahit. Des spasmes, des hoquets, des sensations d’anéantissement et de chagrin incommensurable me faisaient divaguer. Je ne pouvais plus partir, je ne pouvais plus m’arrêter de pleurer. Des éclairs me traversaient le corps, je me pliais en deux. Je ressentais la douleur de la perte au moment du dernier instant, comme lors de la mort de Raphaël, un copain mort du sida, ce moment multiplié par six millions, l’injustice, la haine et la déshumanisation qui avaient conduit à ce trou noir de la civilisation et allaient nous poursuivre par ses métastases, comme je l’avais deviné lorsque j’étais enfant.
Je dus me faire violence pour quitter l’endroit. Mon effondrement était tel que je me voyais passer des heures, la journée à pleurer et pleurer et lire encore cette citation : « Ils ont souffert et espéré. Toi combats pour ta liberté » Je m’arrachai de là et tombai sur le Mur de La commune que je saluai. Je trouvai un peu de douceur sur la tombe de Paul Lafargue avec son « Droit à la paresse ». Puis mes jambes s’électrisèrent et me conduisirent à un carrefour. Ma tête se tourna à gauche et me fit violemment faire un quart de tour. Je marchai au milieu de l’allée jusqu’à son extrémité. Je tombai sur une petite chapelle érigée en l’honneur d’un scientifique ayant fait découvertes majeures sur… l’atome.
Je retournai au carrefour. Ma tête me dirigea vers un autre carrefour qui m’aiguilla sur un troisième. Nouveau quart de tour. Je marchai droit devant moi et le cul de sac présentait la tombe d’un autre scientifique ayant fait bondir la recherche sur… l’atome.
Systématiquement, la force magnétique qui guidait ma tête et mes semelles de plomb me menait sur des tombes de découvreurs du monde atomique. Cette force voudrait-elle me signifier que j’avais quelque chose à voir avec le nucléaire ?
Je fis un nouvel essai et ça se confirmait : un directeur du centre de recherches atomiques !
Je serais un être paranormal, un être humain en chair et en os pouvant avoir une influence sur les forces atomiques : bombes, énergies, magnétisme. J’étais sur le cul, contrarié de ne pas en savoir assez. Mais cette piste était assez insistante pour que je fus convaincu que « j’avais un truc ». A l’entrée du columbarium, je fus saisi par une crise de larmes en imaginant le futur décès de ma mère puis la Shoah me revint. Je fis un discours sur l’industrialisation, le développement technologique et de la science sans conscience et crus que j’étais retransmis sur toutes les chaînes de télévision du monde entier parce que j’avais découvert que l’homme-femme-atome, c’était moi et qu’à l’instar du premier homme qui marcha sur la lune, j’avais ma petite importance en terme de désarmement et de source continue d’énergie.
Je m’adressai alors à chaque femme et homme de cette terre, leur demandant de s’enfermer dans une pièce, d’éteindre la lumière, la télé et de penser à chaque qu’ils ont commis une crasse à quelqu’un. Je voulais que chaque femme et chaque homme fut en mesure de faire la paix en rallumant la lumière.
Je me dis que le désarmement de chaque pays, de chaque milice ou groupe armé était à portée de ma main. J’étais convaincu que le partage des richesses irait de pair et que ce serait le début de l’Eden. Je ne savais pas si j’allais le construire avec le Chanteur ou le Joueur. J’avais même oublié ce détail.
Je rentrai chez moi. Malheureusement, je m’aperçus que rien n’avait changé…