Le Joueur était très sanguin pour m’annoncer comment Marseille, sa ville et bientôt la mienne, allait connaître une expansion, une opulence, un regain de beauté, un grand plaisir de vivre. J’avais été intuitivement été assez tôt attaché à elle. J’avais été sidéré d’entendre un jeune d’origine vietnamienne, puis un Comoréen me parler avec le plus bel accent marseillais. C’était touchant de vivre cette ville comme une mère bluffante par sa force d’attraction, de protection, d’intégration. Je l’avais appelée la petite New-York de la Méditerranée. J’avais même envisagé d’acheter un minuscule appartement au Panier au dessus du Vieux-Port, d’y passer mes week-ends, de faire lentement connaissance de cette ville-Mythe tant j’avais conscience qu’elle recelait des trésors cachés, inespérés, que la poésie de Cendrars l’avait habillée de mon admiration, de mon humilité, bien conscient que cette ville était une véritable école de la vie.
J’étais joyeusement fasciné par le nombre impressionnant de nationalités différentes, par son caractère arabe très attirant, par ses débordements de vie, son inventivité, sa culture de la crise qui consistait à toujours trouver de nouvelles manières d’exister, par la dignité et une certaine fierté qui se dressait depuis la pauvreté, l’observation d’une obligation chez le bourgeois de la ville à vivre une certaine égalité quand il s’adressait à un moins riche que lui, l’impression que les miséreux avaient réussi depuis un certain nombre de siècles à mater les possédants, au moins dans leurs échanges en public. Il y avait la crainte du peuple et de ses emballements, la crainte de Paris à l’égard de cette métropole rebelle. Marseille avait du caractère, me happait moi comme tous les autres dans le vertige de la diversité, l’évocation et la présence secrète des nervures des pays du monde entier. C’était un rendez-vous de l’humanité, une tour de Babel qui parlait la même langue et parvenait à se raconter avec la bonne humeur, la bonhommie, les éclats de soleil et de musique de l’accent de Marseille, ce trésor immédiatement inoculé chez l’arrivant, ce qui laissait supposer qu’il avait décidément quelque chose de bon pour la santé.
Comme tous les endroits de la terre, Marseille allait connaître une justice. La pauvreté, une trop grande corruption, une classe politique vérolée, une police douteuse, des maffias tentaculaires avec leur lots de parrains et de voyous de tout calibres. Tout cela allait prestement disparaître. Sous l’effet de la contre-matière, l’espace de la ville grossirait, grossirait. Les quartiers Nord n’auraient plus d’immeubles. Ils seraient constitués d’une kyrielle de villages de maisons, comme il en existait autrefois. Les gens retrouveraient l’habitude de sortir les chaises dehors le soir et de parler librement dans les rues. Certains quartiers évoqueraient le cachet de l’Andalousie où le caractère maure serait bien marqué et métissé dans l’architecture de certaines maisons.
Le Stade Vélodrome aurait grandi, gardant son cachet mais trouvant des dimensions aussi impressionnantes que le stade Barnabeu ou le Camp Nou. On y jouerait le meilleur football du monde. Les femmes et les réfractaires qui s’étaient seulement intéressés au football avec le Mondial 98 deviendraient aussi de véritables afficionados. Le nouveau football aurait à avoir avec le jeu de go (sans vraiment de vaincus ou de vainqueurs), la capouera et d’incroyables figures de jambes, de tête d’ondulation de corps avec un ballon qui multipliera ses effets, les surprises de son magnétisme, son goût pour le suspense, les renversements de situation, les épreuves mentales et physiques des joueurs, leur aptitude à créer un langage, à sophistiquer une grammaire collectives. Le ballon aimera jouer avec les forces, les contrarier, les annuler, les tordre, les allonger, les affaiblir, les renforcer, épouser tous les angles de l’extrême courbure à la rectitude assassine, il aimera vivre toutes ses possibilités de mouvement, mourir, renaître, se faire complice ou ennemi, se tromper, goûter la perfection, la nullité, susciter l’admiration, la moquerie. Il pulsera comme un cœur en vie. Il n’aura d’autre ambition que de faire le connaître le Voyage, l’éveil de tous les sens, de donner corps à toutes les métaphores de l’existence. Il n’y aurait qu’à Marseille que le football connaîtrait une telle exacerbation du football. Celui-ci serait extrêmement brillant sur les autres pelouses du monde entier mais à Marseille, il aurait un lustre particulier réservant un spectacle plus singulier : Le Joueur et moi le ballon y vivraient, notre premier amant-ami l’Africain, notre deuxième amant-ami le Guyanais aussi. Ce serait de cette ville que se consoliderait la paix, se développeraient l’Eden et la contre-matière. Nous pourrions dire que Marseille serait devenu la capitale du Paradis. La « petite New York » serait devenue une capitale du monde.
La douce endormie se réveillerait. Elle vibrerait jour et nuit. On ne compterait plus le nombre de bars, des restaurants, de nights-clubs, d’hangars désaffectés, de jardins publics ouverts et bondés la nuit. Les artistes du monde entier viendraient y présenter leurs créations dans des salles de théâtre et de concert qui se seraient considérablement multipliés. Des dizaines et des dizaines de cinéma seraient en mesure de présenter, d’une manière ou d’une autre, tout ce qui se tourne sur notre planète.
Les jeunes des quartiers Nord qui se plaignent aujourd’hui de ne pouvoir disposer de bus de nuit pour se balader dans le centre bénéficieraient d’un métro-tgv révolutionnant les notions de temps et de distance, en services 24 h sur 24. D’ailleurs nombreux d’entre eux habiteraient les quartiers Sud, dits les « chics », car l’Eden dans son souci d’égalité ne manquerait pas de libérer des logements vides, d’en bâtir des nouveaux chez les fortunés. Les grandes familles marseillaises seraient remises à leur place, la même qu’occuperait n’importe quelle femme ou homme de l’humanité.
Il y aurait un côté Rio de Janeiro à Marseille. La contre-matière ferait apparaître cinq ou six plages grandes comme des baies. Ce serait la République balnéaire : tout le monde en maillot de bain. On apprendrait à vivre au bord de l’eau : rendez-vous, cocktails, dîners, dancings, jeux de foot, de volley, d’échecs ou de badminton. Les alpinistes grimperaient sur les versants des calanques agrandies et élargies. Les sports nautiques seraient à la portée de tous. De superbes voiliers en bois feraient leur apparition. Les stations de ski seraient toutes proches. Les chômeurs et les Rmistes d’aujourd’hui profiteraient à plein de ces nouveaux trésors, sans compter les palaces démultipliés qui leurs seraient réservés dans le monde entier. L’axe Marseille-Alger jouerait à plein : ces deux-là étaient trop liées par la géographie et l’histoire pour enfin pouvoir vivre avec l’autre. Mais Marseille serait aussi en prise directe avec chacune des villes et des pays du monde. On se précipiterait pour apprécier ce football et sa magie pacificatrice mais aussi pour apprécier toute la richesse, jeunesse et kaléïdoscope de l’humanité qui font déjà le magnétisme de cette cité.
J’étais content pour le Joueur : il était fou de Marseille. Déjà sous le charme, j’étais de plus en plus subjugué. J’allais quitter Paris et ses arrogances sans nostalgies, même si cette ville et son agglomération seront-elles aussi apaisées, embellies et heureuses. Mais je rêvais trop à ma New-York de la Méditerranée. Quand le Joueur parlait, quand il développait cet accent qui suscitait en moi tant de tendresse et de plaisir, je me disais que je ne me trompais pas.