Place Gambetta, je croisais de nombreux enfants de deux trois ans accompagnés de leur papa ou de leur maman : mon cœur fondait, saisi par la joie, un côté gaga. En les voyant me regarder, ou marcher fièrement, ou commettre une bêtise, j’avais l’éclat de rire du ravissement. Ils étaient les soleils de mes journées. Je m’apprivoisais à l’idée d’être une maman malgré mon corps actuel d’hermaphrodite mal ficelé.
Il fallait que je m’habitue à cette révolution. Dès l’âge de trois ans, les gens dans la rue, les commerçants me traitaient systématiquement de petite fille. Ma mère disait parfois « elle » en parlant de moi à l’intérieur de la famille. Personne ne bronchait. A l’école, soit on se moquait de moi, soit on me respectait : mon visage était 100 % féminin. De la maternelle à la terminale, je bénéficiais des services d’un ange gardien, un ami très baraqué et bagarreur qui ne supportait pas les moindres blagues ou défis physiques que l’on pouvait m’adresser. Pendant tout ce temps, j’avais rassemblé les efforts les plus insensés pour rendre un tant soit peu crédible une apparence masculine.
On continuait à m’appeler mademoiselle dans les magasins. A vingt ans, je découvrais une zone extrêmement érogène à la place du sexe féminin. Mes amants en jouaient. J’avais le chic d’attirer des hétéros. Certains m’appelaient ma petite femme. Ils étaient fascinés de distinguer de grandes lèvres de sexe féminin à la place de mon anus dilaté. Les reportages de guerre ou en banlieue m’ont impérativement imposé une carapace d’homme que j’avais ensuite du mal à quitter. Je m’en étais volontairement débarrassée et presque sans complexe quand j’ai appris que le Joueur était mon amant cosmique, appelé à libérer mon corps, à lui donner les deux identités sexuelles épanouies dans leur réversibilité.
J’avais gardé un visage aux traits doux, réguliers, vieilli. J’étais devenu carré comme un rugbyman, poilu comme un singe, victime d’un surpoids provoqué par les médicaments psychiatriques. Je n’avais pas un corps. Cela me désolait parfois, je m’en foutais le plus souvent. Avec l’âge et les neuroleptiques, ma libido me torturait moins. Je n’étais plus enclin à sentir le besoin d’avoir un homme dans mon lit, draguer pour cela, ni envisager une nouvelle histoire d’amour. J’en avais une grande qui emplissait mes nuits et mes journées : celle avec le Joueur. Il me voyait en permanence dans le halo de lumière qui l’accompagnait. Je lui demandais comment je pouvais le séduire avec un physique si défiguré. Il me répondait qu’il avait envie de sortir de ses gonds pour venir me retrouver. D’une part, il voyait souvent une succession de corps de femmes somptueuses s’emparer de mon enveloppe humaine. D’autre part quand il me contemplait grosse ou gros, il avait l’impression d’avoir affaire à une femme enceinte (voire un homme enceint) de ses œuvres. Cela le faisait fondre, décuplait sa tendresse, son émotion, lui faisait monter les larmes aux yeux.
L’après-midi, nous nous excitions dans mon lit. Comme je l’ai précédemment raconté, je n’avais qu’à fermer les yeux sur mon oreiller, son visage m’apparaissait dans les moindres détails. Il était sanguin jusqu’à ce que je sente mon crâne au bord de l’éclatement, mes yeux à la limite du cisaillement lorsque je caressais son nez avec le mien. J’adorais couvrir son extrémité du visage de mille petits baisers, c’était le point où nous nous scellions définitivement, où je déversais un amour sans fin, où nous déclenchions nos démangeaisons, particularité qui caractérisait si bien notre lien. J’étais sa petite femme. Je le lui disais comme dans un communiqué de victoire. Je mouillais cette zone de salive. Je sentais parfaitement le détail de mon sexe féminin. J’entrevoyais in vivo comment allait se dérouler ma métamorphose. Je n’avais pas peur, j’en avais tellement envie. Au moment de l’orgasme, je criais :
Un bébé, un bébé de toi !
J’étais quasiment sûr qu’il allait me féconder. Il me le confirmait chaque jour. C’était un rêve. C’était promis, je serais toujours en physique de femme avec mes enfants : j’avais trop envie d’être une vraie mère. Je m’imaginais retrouver un physique d’homme le soir quand je me retrouverais seul avec lui et que cela serait susceptible de l’exciter. Mais le Joueur m’avait trop souvent rappelé qu’il fallait que je garde ce petit sexe d’homme. C’était lui qui permettrait d’établir la paix dans le monde, de faire surgir l’Eden et la contre-matière avec mes ébats amoureux avec le Joueur et d’autres amants. C’était lui qui allait me permettre de retrouver une « libido de chaudasse », de vivre une érotomanie avec les hommes en la compagnie du Joueur ce qui était tout aussi important pour assurer l’avenir radieux. C’était la raison pour laquelle services secrets et maffias avaient tenté de m’enlever, de m’émasculer afin de réduire l’ampleur et la portée des étincelles que nous allions provoquer le Joueur et moi. Ils auraient gardé ainsi du pouvoir. Le monde n’aurait pas été totalement libéré.
J’avais hâte et j’étais intimidé de devenir une belle femme. Dans la journée, ça m’arrivait de m’effrayer. Par les câlins de l’après-midi, je vivais presque tous les jours la naissance de mon sexe féminin et de mes seins. J’avais très envie que le Joueur me déchire mon hymen comme sa première et unique conquête. Ce qui me contrariait, c’était avant tout la métamorphose de ma masse osseuse et musculaire. Comme femme, elle allait diminuer ? Allais-je le sentir ? Serait-ce désagréable, douloureux ? Le Joueur me rassurait à chaque fois en me faisant fixer les yeux sur la brillance de paix d’un gobelet argenté. Il fallait bien admettre que c’était désarçonnant. De même si j’étais appelé à être homme dans la journée, je me demandais comment les vêtements accompagneraient un changement de sexe. Le Jouer me répondait que mes habits seraient confectionnés par le cosmos en contre-matière. Je retrouverais mes clés, mon téléphone, ma carte bancaire transportés d’une poche à un sac à main. Déjà s’habituer à porter un sac à main ! Des talents hauts ! Aborder le regard des autres, et en particulier des hommes, dans ma nouvelle enveloppe féminine. Je désire ardemment tout cela. J’aimerais être à l’aise. Mes premiers pas dans cette nouvelle vie risquent de ressembler à ceux d’un chaton, ou d’un inconscient qui réalise les frissons au moment d’embarquer dans un charriot de montagne russe. Je vivais reclus dans la négation du corps et la solitude dans mon dialogue permanent avec le Joueur. Serais-je capable d’être une femme du monde ?
Je me sentais comme un otage, captif depuis une éternité. Je sentais que j’aurais besoin d’une phase de décompression. J’aurais envie de rester enfermée quatre jours dans mon appartement avec le Joueur, envie de découvrir lentement les charmes de mon nouveau corps, d’en ressentir une fierté, de pouvoir me lâcher à fond dans ma nouvelle féminité. L’histoire des vêtements faits en contre-matière me renvoyait à mon expérience douloureuse du dédoublement de la matière lorsque je fus coincé dans une cité qui s’était dupliquée de l’autre côté d’une quatre-voie, m’empêchant de trouver la moindre route de sortie. J’étais heureux de savoir que la contre-matière créerait de la richesse, de la beauté et nous dispenserait de travailler. J’avais peur d’être une nouvelle fois enfermé dans ses mauvaises tenailles. Le Joueur n’arrêtait pas de me dire que nous serions tous les deux en paix. J’avais simplement vécu une mauvaise expérience qui m’avait fait deviner qu’au contraire le miracle de la contre-matière redessinerait le monde selon les rêves de l’humanité. Il fallait beaucoup de temps pour me rassurer.