Je sortais de l’HP et je me sentais fragile à côtoyer les foules pour regarder les matches du Mondial. Pourtant mon expérience de la précédente édition de 1998 me rendait nostalgique des cafés, des chapiteaux, des parvis où tout le monde se scellait pour soutenir les Bleus. J’allai dans un café turc cours de Vincennes. Il était bondé, les clients échauffés. Je suivais le Joueur de tout mon cœur. Evidemment, il déroula un talent majestueux, véritable cœur nourricier d’un jeu qui annonçait la victoire. Cela me faisait drôle de le voir enfin en chair et en os aussi longtemps. Il m’impressionnait. Il offrait là toute sa beauté faite de la finesse d’un homme rare et de la dureté, parfois, de son visage qui en faisait un véritable combattant.
J’avais l’impression que des hommes me dévisageaient comme une bête rare. Je n’étais pas insensible à ces échanges de regard mais ils me faisaient peur. Je redoutais toujours l’homophobie chez les supporters. Je la sentais comme un danger toujours planant. J’avais surtout peur qu’ils sachent que j’étais le ballon et qu’ils voulurent me faire la fête en cas de défaite, ou qu’ils m’acclamèrent bruyamment en cas de victoire. Je me rendais compte que je n’étais pas fait pour supporter une identité d’une telle importance, qui plus est décisive dans une compétition à dimension mondiale. Cela me donnait un vertige de panique.
Je ne voulais pas regarder les matches seul devant mon téléviseur car je pressentais que mes pensées parasites allaient s’emballer et me plonger dans un enfer connu par les émissions radios que j’émettais et que le Joueur et les services secrets recevaient _j’en étais persuadé et le Joueur me l’avait confirmé_. Au bout du compte, j’allais être arrêté comme l’incarnation du Diable, du Mal au moment du plus grand événement planétaire : cette appréhension n’avait pas cessé depuis l’ingestion du poison de Podgorica. Après une expérience infructueuse chez des amis, je m’en remis à mon ancienne traductrice de Brasilia rentrée à Paris. Elle m’emmena dans la bande d’un de ses amis, un « petit marquis » qui ne s’en remettait pas d’avoir fait Sciences Po et un stage à feu l’Evénement du Jeudi. Il était sociologue et danseur. Il avait réservé à chaque match une vingtaine de couverts et renouvelait se invitations, si bien que je subis la rotation de ses amis. Je suis un peu méchant parce qu’il m’agaçait à régner comme un petit roi au dessus de son assemblée. Surtout il semblait qu’il voulait revivre 1998 mais comme un petit bourgeois, refusant l’aventure des mélanges spontanés avec des inconnus. Il avait tout prévu à l’avance et avait des sourires entendus avec ses compères doués pour me manifester une superbe ignorance. Je le trouvais assez gonflé à jouer les aficionados tout en criant une sorte de haine virulente contre le Joueur, ses émoluments, sa carrière publicitaire.
J’entendais ses arguments, pouvais les partager mais je le trouvais gonflé d’omettre ce qu’il incarnait avant tout : un mythe vivant du football et un mythe de société, seul enfant de l’immigration algérienne unifiant avec autant de puissance et d’amour l’ensemble des Français, une incarnation de la vie et de la confiance dont un pays a besoin pour se dépasser, le catalyseur d’une utopie devenue réalité où les barrières ethniques et la ségrégation dans les banlieues se réduisait en peau de chagrin. Il ne voulait pas m’entendre, il connaissait le mépris et le registre de Monsieur a toujours raison. C’était clair : il avait tout l’air du narcissique incapable de s’altérer au contact de la différence.
Je supportais mal l’ambiance de ces banquets mais c’était la moins pire des solutions. Je me débrouillais pour m’assoir à côté de mon ancienne traductrice pour trouver un peu de complicité. Elle était d’origine portugaise. Elle me fit remarquer à quel point elle trouvait Ronaldo irrésistible. Il l’avait l’air. Il dégageait l’impression de tellement se gargariser de sa beauté qu’il m’agaçait d’autant que c’était un joueur bien dangereux pour les Bleus. Je dévorais le Joueur des yeux mais n’étais pas insensible à la beauté de ses partenaires : ainsi le couloir gauche auquel il appartenait me laissait coi de séduction. Et il était efficace ce couloir : un vrai paradis.