Quand je me lavais les mains dans les toilettes des cafés, celles-ci s’affinaient sous l’eau et prenaient une couleur argentée. Les doigts s’allongeaient, la base se réduisait. Je voyais des mains de pharaonne briller sous les gouttes d’eau.
Je bus un thé et fit fondre un nougat. Le miel dissous, flottait le morceau de noisette qui avait l’allure d’un vaisseau au bois vermoulu, une découverte archéologique. J’y voyais une relique de l’Arche de Noë. Je commandais un cocktail, mis la paille sur mon doigt. De toutes les manières, elle tenait en équilibre. Je me levais, rassis, me promenais dans tout le café, courait, stoppait net : la paille ne bougeait pas. Je retournai aux toilettes, tandis que je lavais mes doigts de pharaonne, ma tête fut violemment projetée en arrière, m’obligeant à fixer un petit spot diffusant une lumière puissante. J’ouvris grands les yeux, j’eus le sentiment qu’il fallait que je m’habitue, on me filmait. Dans le miroir, mes yeux, d’habitude verts, avait la couleur dorée Grand Siècle.
Je remontai dans la salle. Dans ma tasse de thé, flottait toujours l’Arche de Noë. Ce symbole associé au pouvoir de la paille, à ces mouvements de tête incontrôlés qui voulaient me signifier quelque chose, me troublèrent. Les services secrets émettaient peut-être des puissances magnétiques telles qu’ils commençaient à faire de moi leur marionnette. Ou s’agissait-il d’une force carrément cosmique ? Les services secrets seraient-ils en mesure de capturer les images de ses effets sur moi ? Ces derniers se rendaient-ils compte que la planète était en réel danger de mort et qu’il fallait compter sur moi pour tenter de faire quelque chose ?
J’entrevoyais la menace d’une civilisation occidentale tant décrite par les films américains se projetant dans les années 2100, totalement barbare et déjantée. J’imaginais que le monde entier allait mourir sauf l’Afrique, le continent où tout pouvait recommencer.
Songeais-je à une guerre atomique, à un massacre écologique ? Ma place serait dans une forêt africaine, avec des rivières et des cascades et je serais peut-être un des derniers êtres humains vivant sur cette terre. On m’aurait donné du matériel ultra sophistiqué dont je n’imaginais pas les fonctions. On utiliserait mon expérience de reporter de guerre. Je devrais sauver ce qui reste de vie humaine, la mienne en dernier ressort, et émettre des signaux à je ne sais qui, qui ferait je ne sais quoi pour préserver des organismes vivants.
C’était flou dans ma tête, purement intuitif. Devais-je être le correspondant de services secrets réconciliés et puissants au point de regretter tous les dérèglements qu’ils ont suscités ou accompagnés et d’être désormais résolu à sauver les meubles c’est-à-dire ce qui peut encore rester de vie humaine, animale, végétale ? Où étais-je en liaison directe avec le cosmos qui m’envoyait de façon subliminale une supplique, une mission encore floue, une envie d’abandonner tout ?
Au bar, un rebeu bien sexy, le genre à travailler dans le show-biz, regarda mon cul et me dit :
– T’es bonne toi, je t’aurais un jour !
– Je lui répondis : C’est ça, oui…
Il butine dans le décolleté de son amie en l’appelant bébé et ça me trouble. Il se retourne une nouvelle fois vers moi : Tu verras un jour, tu vas craquer.
Je descendis aux toilettes, m’enfermai dans une cabine, enlevai chaussures, chaussettes, jean et tirai quatre fois de suite la chasse d’eau. J’enfonçai mes pieds à l’intérieur de la cuvette, actionnai la chasse d’eau à n’en plus finir pour me laver. Mon dos reposait contre le mur, la tête tendue vers le plafond, les yeux fermés. C’était mon premier conditionnement à la dure.
Je me voyais dans les savanes et les précipices et mon corps était souple, agile, véloce. Je réalisai que c’était celui de Laura Craft en Afrique. Laura Craft, c’est moi.