Pour me remonter le moral, le Joueur saisissait chaque occasion pour me raconter ce que serait ma nouvelle vie. Ainsi je vis l’Africain faire de grands riffs de guitare après un but comme s’il avait voulu signifier que la musique était bonne. J’écoutais beaucoup Radio Nova et beaucoup Jimmy Hendrix. Je croyais volontiers que j’étais devenu une sorte d’amplificateurs des sons que j’entendais. Je sentais que je les recomposais. Le Joueur insistait pour me convaincre que je composais aussi ma propre musique à partir de celles écoutées, y compris les plus nulles comme des musiques de pub. Il était très sanguin pour me signifier qu’il les adorait, les enregistrait. En avait-il envoyé des morceaux à l’Africain qui voulût me témoigner aussitôt son enthousiasme ? Cela semblait assez certain.
Le Joueur m’annonça que nous formerions, l’Africain et moi-même, un sérieux duo de musiciens, que toutes les musiques allaient s’offrir à nous. J’étais emballé. J’avais été guitariste, enfin de musique classique. J’en avais gardé le goût de l’interprétation et le phantasme de la création. Je me souviens qu’en partance pour des reportages, des symphonies nouvelles et incroyables se jouaient dans mon cerveau alors que l’avion survolait le territoire africain. Elles se composaient d’elles-mêmes, résonnaient dans ma tête, prenaient la place de toute pensée, de toute conscience. J’étais musique, trop dans l’allégresse pour vouloir en recueillir les traces sur du papier. J’en étais d’ailleurs incapable : j’avais perdu toutes mes notions de solfège. Il y avait tellement d’instruments, de voix, d’écritures croisées, de mouvements, de modulation des émotions, de la sensibilité d’une âme humaine que j’étais au septième ciel.
Je nous imaginais dans nos maisons, l’Africain et moi, à Marseille. Nous aurions bâti un studio d’enregistrement commun. Je me voyais commencer avec lui par des jeux de percussions, où nous nous parlerions, séduirions, puis amorcerions une transe qui nous percherait assez haut et longtemps pour vivre cette sensation d’être devenus nouveaux. J’avais envie d’apprivoiser les instruments traditionnels africains, de jouer avec lui les grands classiques primitifs du continent. Je voulais souffler dans les fascinants instruments à vents algériens, maîtriser le violon arabe, composer pour les derviches tourneurs, m’imbiber des musiques indiennes et chinoises, dominer comme un as la musique électronique, jouer de la guitare comme Hendrix, les Clash et autres grandes figures du rock, jouer du piano, de la trompette et du saxo comme les plus grands jazzmen. L’Africain ferait de même. Nous passerions notre vie à formuler des métissages, à créer ex-nihilo ou à donner une nouvelle vie à certaines traditions. Nous pourrions travailler comme des fous à faire sortir l’arrangement de ouf. Nous voudrions littéralement scotcher notre auditoire, le marabouter avec notre sensualité, notre goût du rythme, notre créativité pour le rendre aussi nouveau, étrange et déjà familier, notre jeu avec les racines géographiques, faisant entrer en écho des cultures et des sens du son différents, mélangeant, fusionnant ou exacerbant les différences. Nous intégrerions d’autres musiciens, nous les choisirions du monde entier. Nous sortirions des disques, nous nous produirions en concert, ou serions simplement seuls dans notre studio d’enregistrement à jouir et à nous parler ainsi. Le Joueur me confirmait que l’Africain allait devenir bien plus qu’un simple premier ami-amant. C’était déjà pendant notre séparation un précieux combattant auprès du Joueur pour faire tomber les ennemis de la paix et l’irruption de l’Eden dans son champ infini et éternel. J’allais découvrir qu’il y aurait plein de manières de l’aimer, sans que nous nous sentions obligés tous les trois de vivre notre vie uniquement de façon érotique. Un monde entier se dissimulait encore à mes yeux.