Nous nous installerions à Marseille. Nous développerions assez de contre-matière pour créer une nouvelle plage, faire apparaître l’édifice de nos rêves, d’autres maisons à côté de la nôtre pour y loger nos meilleurs amis, constituer une « rue-cité » comme nous avions l’habitude d’y vivre lorsque nous étions enfants. Le Joueur avait commis une sorte de faux mariage lors de ses vingt-trois ans. Il connaissait le destin qui nous lierait lui et moi. Il savait qu’il était appelé à me rejoindre pour fonder l’Eden. Il me voyait en permanence dans le halo de lumière qui diffusait mon image. Il pouvait suivre le déroulement de ma vie, m’entendre lui parler inconsciemment, lui dire que rien ne pourrait lui arriver s’il travaillait dur et s’il ne renonçait pas à apprendre selon sa propre manière la complexité du monde et de la vie. Ainsi il avait fallu attendre. Le Joueur savait que nous ne pourrions attendre que si les ennemis de notre rapprochement et de la paix étaient démasqués et mis à terre. Il avait fallu donc les laisser s’approcher de moi, commettre leurs méfaits, les accabler de preuves et les laisser s’enferrer dans leurs peurs et leurs erreurs. Il fallait que le Joueur se protège aussi, brouille les cartes et rassure le monde du football qui voulait qu’une jeune joueur se marie et se fixe ainsi dans une vie régulière.
Le Joueur s’exécuta avec la petite amie de son frère. Les noces ont eu lieu. La belle-sœur eut quatre enfants avec le frère du Joueur. Celui-ci les reconnut officiellement comme père. Les relations de sa « femme » et de son frère se dégradèrent plusieurs fois. Le Joueur la soutenait de tout son cœur. Ils habitaient ensemble. Le Joueur eut un désir intense et permanent d’être un vrai père pour ces quatre enfants mis à l’épreuve par le désordre amoureux de leurs vrais parents. Il sut les protéger et les éduquer en toute complicité avec sa belle-sœur. Celle-ci était une aide de chaque instant pour l’accompagner dans sa carrière de Joueur, atténuer son sentiment de solitude et de déchirement à se sentir séparé pour longtemps de l’être-ballon qu’il chérissait, l’accompagner dans l’élaboration et l’accomplissement de sa stratégie pour créer les conditions de notre rencontre et notre union. Le Joueur et cette femme étaient davantage que des amis, ils étaient comme frères et sœurs, partageant dans le secret le même combat, la même abnégation, les mêmes sacrifices pour faire accoucher l’Eden sur terre, c’était ce dont ils étaient sûrs, ce qui les habitaient à chaque instant, leur donnaient patience et courage, parfois des frayeurs sur ce qui m’arrivaient, des frustrations de ne pas pouvoir me rejoindre, de nous savoir partenaires séparés, et moi « combattant » ignorant, seul, vulnérable mais drôle comme une vraie bouffonne. Cela leur donnait le courage de jouer comme des acteurs quand ils apparaissaient en public, de se caresser, de s’embrasser, de marcher ou de rester assis, leurs mains attachées devant les caméras et les objectifs des photographes. Ainsi le mythe du Joueur très attaché à sa famille perdura et lui permit de préserver sa liberté et ses marges d’action.
Le Joueur me confirmait son prochain divorce. Son ex-femme et ses quatre enfants vivraient dans une maison mitoyenne à la nôtre. Cela me soulageait. Cette femme, je l’aimais déjà et lui exprimais toute ma reconnaissance. Les enfants étaient drôles, bien dans leur peau. Je ne pouvais imaginer que le Joueur puisse les abandonner. Nous étions d’accord pour qu’il poursuive sa mission de père auprès d’eux, qu’il joue chaque soir au foot avec eux, qu’il leur accorde du temps, qu’il gamberge comme dans le passé sur leur façon de grandir et de s’épanouir, sur leur avenir, sur leurs relations avec leur vrai père. J’avais vu quelques images du Joueur avec eux. Le voir dans une attitude de père aussi joyeux, affectueux, attentif, sensible, joueur, déconneur, décuplait un sentiment d’amour plein et entier pour le Joueur. Je rêvais d’avoir des enfants avec lui. Il était le père idéal. Cela confirmait qu’il était l’homme unique de ma vie. Je rêvais de profiter de la Méditerranée depuis notre maison. Après l’Atlantique, cette mer a su m’attacher pour toujours à sa couleur, sa géographie, son histoire, aux peuples qui la bordent. J’imaginais derrière la maison un vaste jardin, de nombreux pins, une végétation voire un maquis qui nous offriraient toutes les saveurs et les parfums de la Provence. Penser que je pourrais me retrouver dans cette maison avec le Joueur, sa voix, son accent, ses regards et tutti quanti me semblait tellement beau que ça en devenait irréaliste.
Dans la rue serait également bâtie la maison de l’Africain, le premier ami-amant, celle de son meilleur copain, le joueur Guyannais, le deuxième amant scotchant, les habitations d’autres amis. Nous aménagerions une vraie piscine olympique dans un petit parc commun fleuri et boisé. Je rêvais déjà de mes marathons nautiques, la natation étant un des rares sports où j’aime m’adonner sans limites. Je serais dans mon couloir de nage tandis que tous les enfants de la rue, « nos enfants communs » feraient les cons dans l’eau. Le Joueur aurait réussi à débaucher l’Africain et son ami de leurs clubs. Il m’assurait en permanence qu’il voulait en bon Marseillais s’emparer de l’OM, embaucher ses amis qui étaient tous de grosses pointures et hisser le club à un rang aussi prestigieux que celui du Real de Madrid ou de Manchester United. Marseille qui était tellement imprégnée de football, qui en était la seule vraie ville en France, trop souvent victime d’injustices et d’échecs, brillerait et vibrerait à la mesure du rêve et de la rage que les habitants ont si souvent nourri au Stade Vélodrome, dans les cités et les cafés.
Le Joueur rejouerait comme un dieu. Avec l’Africain et le Guyannais, ils formeraient un trio d’attaque au x langages et aux combinaisons infernaux. Le reste de l’équipe serait à l’avenant. J’avais décidé de bien m’occuper du Joueur avant un match. Déjà, nous répétions dans mon lit. Je couvrais son corps de baisers et de petites caresses du nez, comme une geisha passionnée. Je respecterais ce danseur-guerrier et réserverais un traitement particulier à ses pieds en sillonnant toutes ses surfaces de baisers. Pour moi c’était absolument essentiel de laisser l’empreinte de mon amour et de mes énergies sur les potentiels instruments du but. J’irais même jusqu’à baiser ses chaussures en imaginant que moi, ballon, je le collerais mieux en toute circonstance et qu’il pourrait peut-être être encore plus acrobatique et créatif avec la force de ma salive, le souvenir de mes lèvres, du respect et de ma concentration pendant l’exécution d’une action. Mes encouragements relèveraient de la magie.
J’aurais également donné de ma personne particulièrement avec l’Africain et le Guyannais, plus occasionnellement avec les autres joueurs de l’équipe. Je ne louperais aucun match, soucieux de recueillir toutes les actions et les figures du Joueur qui seraient pour moi de l’Art pur, total dérèglement des lois physiques et création d’un registre chorégraphique totalement révolutionnaire. J’étais bien décidé à tirer du football, et du nouveau football qui émergerait, toutes ses richesses pour multiplier les possibilités d’écriture jamais explorées jusque là pour un sport que l’on avait trop hâtivement méprisé comme le passe-temps des beaufs et des bourrins.