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L'encerclement de Dubrovnik

8 février 2010 à 10h53

Je m’arrêtai au bel hôtel de l’Argentine à Dubrovnik en me disant que je n’aurais la paix qu’à Paris. Il me fallut attendre quarante-huit heures. Je restais cloîtré dans ma chambre à essayer de digérer l’épisode de Podgorica. A 13 h, je pris un déjeuner dans la salle à manger. J’étais entouré par deux tables d’Américaines, des femmes très distinguées, bavardes, faisant mine de ne pas m’avoir remarqué.

Je mangeai et ne pus m’empêcher de saisir des bribes de conversations qui s’avérèrent de plus en plus troublantes.

Cela commença par :

- Ce n’était pas pour rien qu’il aimait travailler sur l’extrême-droite en France.

- Au fait as-tu remarqué qu’il est devenu alcoolique ?

- Et cet acharnement à se raccrocher à une histoire d’amour terminée, n’est-ce pas le signe d’une intense morbidité ?

- Attends, il a tenté de se suicider deux fois !

- Il a des manières de vieux garçon à terminer ses repas par une orange. Annoncent-elles celles qu’il va manger en prison !

- Vu l’eau qu’il a bu hier, il tombera comme un fruit mûr !

- Quel est cet acharnement à écrire sur la Shoah ? Ne cacherait-il pas en creux une complaisance avec les nazis ?

- Il les a fréquentés le temps d’un déjeuner. Qui vous dit qu’il ne les a pas vus plus longtemps ?

- N’est-il pas responsable de la mort du fils d’un ami collègue de travail ?

- Son dernier amant, ce n’est pas seulement de la petite délinquance…

- Il ferait penser à un monstre sous des apparences douces, gentilles, sûr de sa capacité d’empathie.

- Certes, il est homosexuel. Mais n’a-t-il pas un penchant pour les enfants ?

- Je crois qu’il n’aime pas l’humanité, la vie, l’altérité. Il ne pense qu’à lui comme un malade qui s’effondre à force de s’isoler dans ses propres obsessions et son narcissisme sans limite.

- Son antisémitisme, ne le tient–il pas de son père depuis la guerre ?

Je me décomposai. Un mauvais puzzle se mettait en place. Celui dont elles parlaient, ce personnage qu’elles construisaient au gré de leur conversation, je réalisai qu’elles voulaient que ce fût moi mais un moi bien sûr totalement falsifié. En effet, j’avais fait deux tentatives de suicide par dépit amoureux, en effet je m’accrochais encore à une histoire sentimentale, en effet je construisais à l’époque l’ébauche d’un roman autour de la Shoah, en effet j’avais travaillé sur l’extrême-droite, j’adorais les oranges, j’avais noyauté un déjeuner néo-nazi, je pouvais me considérer doux et capable d’empathie –c’est en tout cas ce que mes articles renvoyaient- mais je n’étais suis ni nazi, ni antisémite, ni pédophile, ni misogyne, j’aimais les autres, la vie, mon père n’avait été ni collabo, ni éprouvé la haine du juif !

Après l’empoisonnement, je sentais qu’une nouvelle campagne d’insinuations calomnieuses se mettait en place. La beauté de ces femmes, leur intelligence, leur distinction me permettaient de penser qu’elles représentaient le monde entier, qu’elles appartenaient à la CIA, que c’était « le monde libre » qui m’insultait.

Moi, qui me croyais à l’abri à Dubrovnik, que la page de Podgorica était bel et bien tournée, je réalisai que les services secrets me poursuivaient et avaient la ferme intention de me nuire par la diffamation. Le fait qu’elle passât par des voix inconnues et anonymes faisait prendre en moi conscience que l’on avait sans doute les moyens que la terre entière pût m’accuser d’infamie sans que je pûs me défendre. Je me trouvai au centre d’un procès et imaginai mes amis me lâcher un par un pour rejoindre une foule, des médias, des pouvoirs accusateurs.

Je ne pouvais plus rien avaler. Je montai dans ma chambre au 8e étage et du balcon fleuri face à une mer d’huile, sous un soleil écrasant, je voulus me jeter par la fenêtre. Je pensai à mes parents. J’appelai chez eux, demanda à mon père :

- Qu’as-tu fait de dégueulasse pendant la guerre ?

- … ? Qu’est-ce qui t’arrive mon gars, tu vas pas bien Dominique ?

Il me confirma ce qu’il m’avait toujours dit, s’inquiéta beaucoup pour moi. Je lui dis que je rentrai sur Paris. En mon for intérieur, je voulais mourir. Je ne pouvais accepter qu’on m’accusât d’être ce que je n’étais pas. La référence au suicide du fils de mon collègue m’avait doublement ébranlé. La première et dernière fois que j’avais vu ce jeune homme, c’était à une fête. Il m’avait regardé fixement dans les yeux. Je l’avais perçu comme révolté et écorché de la vie. Il ressemblait de manière troublante à mon ami Raphaël, mort du sida cinq ans auparavant. Ca m’avait ému tout comme son insistance à soutenir son regard dans le mien même si je balayais une entreprise de séduction. Il y avait un mystère et il s’était tué en se jetant dans le vide après une vive engueulade avec sa concierge. C’était trop bête et trop injuste qu’on m’accusât d’être responsable de sa mort. Ils commettaient l’innommable et pour moi c’était une torture.

Je parvins à prendre mes repas, seul dans ma chambre, c’était ma nouvelle prison. Le soleil cognait dur. Je sentais bien qu’après avoir absorbé le poison, je pouvais avoir des difficultés de discernement. J’étais sorti dans les ruelles du vieux Dubrovnik, je m’étais senti suivi. Des enfants m’avaient jeté des pierres. Je rentrai en sueur, comme une loque. A chaque fois, une des femmes du « déjeuner des allusions » prenait le soin de me croiser et je pouvais entendre : « c’est une horreur ». Enfin, une place se libéra sur un vol pour Paris.

L’accueil du journal La frayeur du faux journal