Le 19 octobre 2003, des malfaiteurs tirent à la kalachnikov sur trois policiers lors d’un simple contrôle sur une voiture volée. L’affaire fait grand bruit. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, se porte au chevet du policier gravement blessé, qualifiant les faits « d’actes de barbarie ». Condamné par contumace à 16 ans de prison en 2006, Ali Boulahfa, le tireur supposé, était rejugé en cette fin de semaine par le tribunal de Lille. Il écope de 15 ans fermes. L’instruction du dossier est pourtant très controversée.
Âgé de 24 ans et plutôt gringalet, l’accusé nie farouchement. Coupe courte, chemise grise, jean bleu, baskets noires, jamais Ali Boulahfa ne baisse les bras face à l’accusation. Au contraire. Il rend coup pour coups. Et parvient à semer le doute. Car effectivement, rien dans le dossier ne permet de l’identifier formellement. Pas de traces ADN, pas d’empreinte, pas de témoin direct, pas d’écoutes téléphoniques probantes. L’accusation ne porte que sur des témoignages anonymes et sur de fortes présomptions. Un dossier bien mince, qui explique peut-être qu’il ait été renvoyé en correctionnelle pour vol et violence et non en assises pour crime, où le risque de voir Boulahfa acquitté était certainement trop important. Cette décision suscite en tout cas de nombreuses remarques. Retour sur les faits.
La veille de ce 19 octobre, une puissante Mercedes 600 Brabus améliorée est volée à Lesquin près de Lille lors d’un car jacking sur un industriel allemand. Une grosse cylindrée superpuissante et rarissime : il n’en existe alors que neuf au monde. Le genre de véhicule apprécié des braqueurs : difficile effectivement de rattraper un tel engin dans une folle course-poursuite vers la frontière.
Le lendemain vers 18 heures, un équipage de la brigade anti-criminalité (BAC) de Roubaix repère ce véhicule volé à l’arrêt dans une petite rue de la ville. La Brabus est stratégiquement postée à quelques dizaines de mètres d’un fourgon blindé prêt à alimenter un distributeur de billets automatique. La Mégane banalisée de la BAC s’arrête à hauteur de la Mercedes. Le brigadier Thierry L. en descend, observe que les portes sont verrouillées de l’intérieur, frappe à la vitre de la berline et reconnaît au volant un certain Yacine Kabbous, « du milieu ». La Mercedes repart brusquement en arrière quand l’un des passagers à bord tire une première rafale sur les policiers. De l’intérieur, le pare-brise avant gonfle sous l’effet des balles, puis éclate. Deux autres rafales suivent. Les policiers ne peuvent voir le visage du tireur, ni même combien de personnes se trouvent exactement à bord.
L’un des trois policiers, Thierry L., 32 ans, prend une balle au niveau de la bouche. Le projectile fracasse la mâchoire, les dents éclatent, la moitié du visage est pulvérisée, la balle s’arrête dans le larynx. Présent à l’audience, il témoigne : « K.O. au sol, je baigne dans mon sang, je me vois partir, je sais que c’est la fin. Cela fait plus de cinq ans que je me demande tous les jours comment j’ai pu survivre. Et depuis, la douleur est quotidienne. » Si son état de santé est aujourd’hui consolidé, les conséquences pour lui sont terribles : perte de la moitié de son champ de vision, impossibilité de conduire, zones du visage paralysés, douleurs et multiples restrictions dans son travail. S’il est redevenu un policier actif, il n’a pu revenir vers la BAC comme il l’aurait souhaité.
Le président à un des policiers : « Il a été dit durant la procédure que ces coups de feu étaient totalement “gratuits”, pourquoi ? » Un collègue de Thierry, présent le jour des faits, répond : « Parce qu’avec une telle cylindrée, ils avaient largement de quoi nous distancier, même en marche arrière, pour parvenir à se dégager. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait après. La voiture est repartie à toute vitesse vers la Belgique, et elle n’a pas été interceptée malgré l’alerte générale ».
Le surlendemain du drame, la Brabus est retrouvée entièrement calcinée près de Tournai, en Belgique. Rien à l’intérieur pour faire avancer l’enquête, si ce n’est un fusil de fabrication chinoise « assez quelconque », qui ne parle pas. La kalachnikov ne sera jamais retrouvée. Et une douille retrouvée par terre ne présente aucune emprunte, si ce n’est celles du gamins qui l’a ramassé au sol.
Seules de fortes présomptions accusent Ali Boulahfa. Au moment des faits, son casier est léger : quatre mois de sursis pour une altercation avec la Police lors d’un contrôle routier. Mais depuis, il a été condamné en Belgique pour association de malfaiteurs, mis en cause dans une affaire de vengeance contre un témoin gênant, et il est poursuivi en France pour divers braquages. Un premier procès a lieu en octobre 2006 alors que Boulahfa est en fuite. Le conducteur présumé, Yacine Kabbous, niait : il a été condamné à onze ans de prison et n’a pas interjeté appel. Réinterrogé depuis sa cellule par visioconférence cette semaine, il a enfin admis être au volant : « Mais nous n’étions que deux et je ne peux pas dire qui était le second. » Boulahfa, considéré comme le tireur, avait alors été condamné par contumace à 16 ans de prison. Il a depuis été arrête à Bruxelles dans un appartement bourré d’armes, de fusils d’assaut et de munitions.
Aujourd’hui marié et père d’un enfant, Boulahfa continue de nier. Face au président de la cour, il soutient : « Pour moi, l’affaire a tellement fait de bruit qu’il faut trouver une tête à n’importe quel prix ». Son avocat, Me Maachi, conteste que les témoignages anonymes soient des éléments de preuve : « Ce sont ceux de prisonniers qui sollicitent des faveurs ou des remises de peine en échange de leurs témoignages. Or la plupart des faits relatés par ces anonymes étaient dans les journaux. Et pour ceux qui ne l’étaient pas, vous savez très bien, monsieur le président, que les secrets de l’instruction passent au travers des mailles. Nous n’accusons personne, mais c’est une réalité ». Et d’argumenter : « L’un de ces témoignages indique d’ailleurs que la kalachnikov aurait été jetée dans un étang. Or l’étang en question a été passé au crible, sans succès. C’est bien qu’on peut leur faire dire tout et n’importe quoi ».
Quinze ans fermes sont finalement prononcés. L’avocat de la défense, Me Maachi, proteste. La Cour européenne des Droits de l’Homme interdit effectivement les condamnations reposant essentiellement sur des témoignages anonymes. Il fera appel.