C’est officiellement le procès d’une petite phrase. Mieux, d’un bout de phrase. « Ne laissant plus sortir la trentaine d’employés qui se trouvent à l’intérieur ». Derrière ces quelques mots, se cache beaucoup plus : l’histoire d’un conflit social, mouvement qui dure depuis six mois – et qui n’est pas terminé encore. L’histoire d’une trentaine de sans-papiers qui se battent pour les obtenir, leurs papiers. L’histoire d’un syndicaliste CGT, Christophe Cosmano, qui a toujours été à leurs côtés et qui, ce jeudi 20 novembre, se retrouve seul sur le banc des accusés, face à AGO, la société notamment détentrice de la chaîne de restaurants Bistrot Romain.
Tout commence le 20 mai 2008. Une action syndicale de la CGT, appuyée par l’association Droit Devant !, prend corps dans le Bistrot Romain des Champs-Élysées. Une trentaine de grévistes sans-papiers décident d’occuper le restaurant pour exiger leur régularisation. Des affiches s’installent rapidement, des discussions entre les employeurs et les salariés commencent. La tension est là, certains salariés du resto « prennent peur » et la direction décide de rabattre les portes du restaurant (sans les fermer à clef), pour mieux « contrôler cette situation de crise ». Un huissier est appelé par la direction. La grève et l’occupation des lieux s’installent. Un jour. Deux jours. Trois. Puis quatre.
Le 24 mai, arrive sur les lieux une journaliste de l’AFP. C’est une des première à rendre compte de la situation. Les employés en grève étant à l’intérieur du resto, c’est M. Cosmano, délégué syndical, qui s’y colle car lui peut « aller et venir à sa guise ». Ses propos sont rapportés par une dépêche qui paraît dès le lendemain. Or, à lire les propos de M.Cosmano tels que rapportés par l’AFP, on a effectivement le sentiment qu’ils sont enfermés par la direction. Séquestrés donc. La presse relaye l’information. Sur le Parisien, France Info, Europe 1 et autres grands médias nationaux, on lit et entend un peu partout : « La direction du Bistro Romain a décidé d’enfermer les sans-papiers » ou « la direction refuse de les laisser sortir ». Les affiches CGT placardées à l’extérieur du restaurant creusent le même sillon : « Un groupe d’hommes enfermés, avec des gardes à l’extérieur, ça vous rappelle une époque ? »
AGO estime que « cette idée de séquestration » propagée dans les médias nuit à son image, d’où ce procès en diffamation. D’autant qu’il est effectivement acquis, par constat d’huissier, que les grévistes pouvaient « sortir à leur guise ». La direction ne demandait même que cela : qu’ils partent et ne reviennent pas. « On leur a effectivement dit : “Si vous sortez, vous ne rentrez plus” », reconnaît Me Tabet, l’avocat du groupe, pour qui le syndicaliste a sciemment menti. « On n’a pas poursuivi l’AFP, c’est vrai, car l’agence de presse est le simple support de propos que M. Cosmano reconnaît avoir tenu. Or il savait pertinemment qu’ils pouvaient sortir puisqu’il était sur les lieux ! »
AGO estime même avoir aidé la plupart de ces sans-papiers à obtenir leur régularisation en les aidant à constituer leurs dossiers. Huit d’entre eux continuent leur combat dans les locaux des Champs-Élysées : « Ils sont encore là, au bout de six mois, et nous n’avons pas recours à la justice pour les virer du restaurant que je sache, s’emporte Me Tabet. La perte du chiffre d’affaires du restaurant se chiffre aujourd’hui en centaine de milliers d’euros, on les aide, on ne les chasse pas, on leur fournit à boire et à manger. On ne demande pas de reconnaissance pour cela, mais simplement que l’on ne nous diffame pas ».
À la défense, Me Isabelle Taraud ne cache pas son agacement. Pour elle, AGO veut faire endosser la responsabilité de ce conflit à son client présenté comme « le meneur », « l’agitateur » ou « celui qui dirige le conflit ». Pour elle, ce n’est pas le procès d’une phrase, mais bien d’un syndicaliste, qui n’a jamais utilisé le mot « enfermé » : « Seule la journaliste de l’AFP est responsable de ses choix lexicaux. Ce procès est celui d’un autre âge, où l’on traîne un délégué syndical devant les tribunaux pour avoir sa peau et où l’on trouve anormal que l’on puisse afficher des tracts. Avec ce procès, AGO met la pression depuis des mois sur mon client en espérant en sous-main que l’occupation du restaurant cessera ». Me Taraud demande la relaxe et le constat de cette « manœuvre d’intimidation » avec réparation des préjudices subis par son client. Même requête du côté d’AGO, qui demande 15 000 € d’amende pour le préjudice subit et l’application de l’article 475-1, à savoir le remboursement des honoraires de l’avocat.
Mis en délibéré, le jugement sera rendu le 15 janvier 2009.