Depuis que le bouquin est sorti, je vis des aventures étonnantes avec les deux co-auteurs, Jean-Luc Touly et Christophe Mongermont. Des syndicalistes qui ont lu notre bouquin nous félicitent, nous envoient leurs témoignages, nous demandent de venir discuter avec eux dans leur boîte… Les soutiens viennent de partout, des sections syndicales CGT, CFDT, FO, CFTC, SUD… D’autres syndicalistes qui ont parlé de leurs combats dans notre livre et dénoncé des inerties inavouables nous appellent pour nous dire qu’ils font l’objet de représailles ou de menaces…
Tous les médias ont demandé notre livre, souvent en plusieurs exemplaires. C’est fou, le nombre de journalistes qui veulent le lire. Ils nous disent que notre enquête est sidérante, courageuse, renversante… Les mêmes nous avouent parfois qu’il sera bien difficile d’en parler publiquement en nous expliquant que leur rédaction ne veut pas se mettre à dos leur propre syndicat. Comme si toutes les sections et toutes fédérations devaient se sentir visées ou condamnées à couvrir les autres ! Or, notre livre n’a jamais accusé la totalité des organisations, les faits que nous rapportons sont certes nombreux mais toujours précis, circonstanciés. Alors ?
Des journalistes qui n’ont pas froid aux yeux, en revanche ce sont ceux de Pièces à conviction, l’émission d’Hervé Brusini. Les premiers à avoir lu notre enquête (avant même qu’elle soirte en librairie) et à reprendre certains dossiers. Ils s’intéressent tout particulièrement à l’affaire du Comité central d’entreprise (CCE) de la SNCF qu’ils réexaminent pièce après pièce, témoin par témoin. Du boulot sérieux. Samedi 23 mai, quelques heures avant la première diffusion sur France 3, nous les rejoignons pour un ultime tournage sur le plateau télé. Jean-Luc Touly parlera du livre pour nous trois.
Là, ils nous font part de leur difficulté à trouver des responsables confédéraux prêts à venir sous les projecteurs : "Les leaders syndicaux ne veulent pas venir débattre avec vous. Seul le trésorier national de la CGT, Michel Doneddu, est prêt à nous rejoindre sur le plateau, mais la confrontation avec vous ne sera pas possible. Vous serez sur deux plateaux différents…" Dommage, nous aurions bien aimé parler de tout ça avec lui devant les caméras.
Mais si ce n’était que lui ! Personne, parmi les responsables syndicaux, ne veut se retrouver face à nous. Leur faisons-nous si peur ? Redoutent-ils à ce point nos remarques et nos questions ?
Jean-Luc sera interrogé par Elise Lucet. Je l’accompagne. Pour ne pas effrayer le trésorier CGT, on nous place dans une salle à part. S’il apprend que nous sommes-là, il risque de repartir. Ce n’est pas la coutume de séparer les invités, mais on comprend : c’est le seul responsable national qui accepte de répondre sur les financements (après quelques hésitations), ils n’ont pas envie de le perdre.
Poussé par la curiosité, j’entrouvre la porte pour voir débarquer le représentant du Medef et un dirigeant de l’Institut Supérieur du Travail, qui a pour vocation de préparer des responsables d’entreprise à l’exercice des relations sociales. Le trésorier de la CGT est arrivé aussi, la mine chiffonnée, pas franchement à l’aise. Il semble se demander à quelle sauce les journalistes vont le cuisiner. Il s’assied, croise les jambes. Son pied gauche s’agite très rapidement. L’air pas content du tout.
Les trois hommes conversent. Une réflexion me vient en les regardant ainsi : ce responsable syndical craint visiblement moins ces hommes-là que nous, qui voulons juste défendre les salariés et l’indépendance des syndicats. Pourquoi se hérisse-t-il autant à l’évocation de nos noms alors que nous ne l’avons jamais attaqué ? Pourquoi une telle attitude, alors que nous répétons dans le livre que la confédération CGT elle-même a tenté de remédier, ici et là, aux dérives constatées dans certains secteurs ?
Allez, monsieur Doneddu, encore un effort, si vous arrivez à discuter aimablement avec les employeurs vous devriez pouvoir nous entendre un peu. D’autant que le co-auteur, Jean-Luc est juge prud’homal CGT et qu’il a milité dans le même syndicat depuis tout jeune.
Devant les caméras, Jean-Luc résume nos observations et rappelle que, depuis les années 1970, le nombre des syndiqués en France a été divisé par cinq, tandis que le nombre des permanents syndicaux a été multiplié par autant. Une aberration qui montre que quelque chose ne tourne pas rond dans le fonctionnement des organisations (la plupart du temps, on ne va même plus chercher les cotisations). Et qui attend toujours une explication des syndicats.
Les autres se succèdent aussi sur le plateau, face à Elise Lucet, précise et opiniâtre dans ses questions. Le type envoyé par le Medef prétend que le Medef a changé. Selon lui, Laurence Parizot ne savaient rien et les "petites entreprises" dont il s’occupe ne sont pas corruptrices. Mais il feint ne rien entendre quand Jean-Luc rappelle que notre livre montre en détail que ces pratiques, loin d’être l’exclusivité de l’UIMM, ont été développées dans toutes les branches d’activité, au point de devenir un "sport national".
Après le tournage, je discute avec Elise Lucet, qui sait qu’elle a fait une performance mais se montre modeste : "L’équipe a travaillé dur, ils ont fait un excellent reportage, c’était facile pour moi. Quand l’enquête est sérieuse, je peux m’appuyer sur des éléments solides." Elle dit vrai : j’ai vu bosser leur principale journaliste, Sophie Roland, terriblement fûtée. Courageuse avec ça. Sa rigueur, je n’en parle même pas. Chapeau.
Leur enquête sur les CE de la SNCF et sur l’affaire Sauvagnac confirme bien la nôtre, avec des éléments originaux très forts. En particulier, ce morceau d’anthologie sur d’invraisemblables factures additionnant les prix de modèles d’appareils inexistants, domicilées chez un type qui est prêt à dire tout et son contraire pour se justifier, puis qui lâche finalement qu’il ne sait ni lire ni écrire.
Par contre, la prestation du trésorier de la CGT est moins comique. Il vocifère contre nous, déclare que nous sommes des imposteurs qui chargent son syndicat. Moi qui rend compte des combats de la CGT depuis mes premiers livres (j’en ai publié de nombreux sur la santé au travail et j’ai toujours mis en valeur l’engagement des syndicalistes CGT, souvent les plus prompts à défendre les salariés). Christophe, lui, n’a pas hésité dans le livre à monter que certains syndicalistes de sa propre organisation (FO) s’étaient compromis.
Finalement, le trésorier récuse tout le reportage, les témoignages et les preuves. Il accuse Jean-Luc d’être un falsificateur. Aïe : il diffame sans se retenir et prétend que ce dernier n’est pas à la CGT, en oubliant de dire qu’il exerce un mandat de juge CGT aux Prud’hommes. Enfin, comme si cela constituait une réponse aux questions d’Elise Lucet, l’homme évoque un procès que le syndicat de Veolia nous a intenté pour les dérives que nous avions pointées dans L’eau des multinationales, un précédent livre. Il commente à sa manière le jugement que nous avons remporté, en le présentant de manière défavorable. Aïe : rediffamation. Il cherche sa colère, en guise d’argument, la joue contre tout ce qu’on lui dit, tout en déclarant ne pouvoir répondre que sur la confédération.
Monsieur Doneddu, vous auriez préféré que notre livre ne sorte pas, on l’a bien compris. On vous donne du travail alors que vous ne devez pas en manquer. Je devine que votre boulot ne doit pas être facile par les temps qui courent où tant de gens veulent la peau des salariés. Mais c’est quand même stupide de se retrouver comme ça, alors que nous défendons a priori les mêmes gens. On se bat pour le syndicalisme, nom d’un chien ! Avec tous ceux qui refusent de plier l’échine et de voir les acquis sociaux filer comme du sable entre les doigts.
Tout de même, vous avez eu le courage de venir sous les projecteurs, seul, pour représenter la CGT. Rien que pour ça, vous faites déjà la différence avec les autres, avec toutes les organisations qui préfèrent rester tapies dans leur terrier, alors que nous ne demandons que des explications. Mais, que diable, arrêtez de dire que nous militons pour SUD ou pour FO ! Est-il impossible de pouvoir exiger plus d’indépendance dans les financements sans être en opération commando pour le compte d’une organisation ? FO ne me paraît pas plus indépendant. Quand à SUD, le fait qu’il s’agisse d’un syndicat de coordination qui refuse les structures verticales le soustrait aux perfusions financières. Mais je n’ai pas la naïveté de croire qu’il restera indemne en grossissant. Et je pense même que certains de ses militants font déjà l’objet de sollicitations malsaines visant à les adoucir.
Seule la lucidité et la plus grande vigilance nous permettront d’avancer tous ensemble.
J’ai fait un rêve : monsieur Doneddu, vous acceptiez d’examiner sérieusement avec moi, sur Bakchich, les aberrations que nous soulevons. Sans injures, avec patience. Tout s’éclaircissait alors de façon convaincante. Vos taux d’adhésions remontaient, remontaient… Je vous félicitais chaleureusement et nous tombions dans les bras l’un de l’autre. Nous avions vaincu le monstre des malentendus accumulés. Le syndicalisme de lutte, dont les négociations ont toujours besoin, redéployait ses ailes pour affronter le siècle qui s’annonce si difficile.