« Être dépassés par les journalistes sur une enquête signifie que nous ne sommes pas bons. On a horreur qu’un journaliste ait une longueur d’avance car dans ce cas, c’est lui qui maîtrise l’enquête », confesse Dominique Martin, ancien de la Brigade Financière de Grenoble [1]. Pour Fabrice Lhomme, journaliste au site d’information Mediapart, mener une enquête à son terme quand on est journaliste est un fait rarissime. « Aujourd’hui, nous restons en avance sur la police et la justice le temps que le rouleau compresseur se mette en marche et tout nous tombe dessus » [2].
« Les journalistes d’investigation pêchent dans la besace des juges et des policiers, qui ont eux-mêmes déjà pêché », explique de son côté Frédéric Ploquin, journaliste à Marianne. « Il est très rare d’aller déterrer des choses que la police n’a pas encore traitées, mais ça arrive. Dans ce cas, tout est plus délicat à gérer car les personnes en cause ne sont pas encore passées par les tuyaux de la justice » [3].
Dans la lutte qui oppose (ou rassemble) journalistes, magistrats, et policiers, au cœur des "affaires", certaines révélations sont pourtant à mettre au crédit des "forçats" de l’information. Voici deux exemples :
- L’affaire des faux électeurs de Jean Tibéri dans le Ve arrondissement de Paris, par Claude Angeli, rédacteur en chef du Canard Enchaîné.
« Un jour, un haut fonctionnaire vient me voir en me disant qu’il y a trois ou quatre mille faux électeurs dans l’arrondissement géré par Jean Tiberi. Au départ, je n’y crois pas, d’autant qu’il ne me donne aucune preuve de ses dires. Néanmoins, il insiste pour dire que c’est vrai. En recherchant sur la liste des électeurs, mes collaborateurs à la rédaction découvrent des numéros de la rue Saint-Jacques, à Paris, qui n’existaient pas. Au bout d’un certain temps, ils comptabilisent 800 faux électeurs. Tout ce travail a pris quatre mois avant d’être publié. Nous ne recevrons aucun droit de réponse de Tiberi, aucune menace de procès. Jusqu’au jour où un écologiste porte plainte. Les gendarmes ont été mis sur l’affaire. Ils ont mis quelque chose comme trois ans pour trouver 3 000 faux électeurs. Voici un exemple de travail d’enquête qui n’a pas été initié par la justice. L’enquête sur l’affaire « Carignon », menée par un petit camarade, avait pris beaucoup de temps. Nous étions là aussi en avance sur le juge. Les poursuites contre Carignon n’ont été engagées qu’après la publication de nos révélations » [4].
- L’affaire « Whip », société chargée de financer certaines activités privées d’Alain Carignon, ancien maire de Grenoble, par Eric Merlen, journaliste indépendant.
« Au printemps 1989, je rentre d’un long voyage au Cambodge. En ouvrant ma boîte aux lettres, je découvre une masse de tracts électoraux et de publications, dont quatre éditions du mensuel Dauphiné News et quelques exemplaires du bihebdomadaire News. En les consultant, je remarque qu’elles sont toutes exclusivement orientées de manière à assurer la campagne écrite du maire sortant Alain Carignon. Je me suis dit que tout cela avait un coût et ressemblait étrangement à du lobbying américain. Comme nous, journalistes, sommes plus libres que les policiers, j’ai cuisiné un directeur commercial proche de Carignon que je soupçonnais au cœur du système. Il a fini par avouer. L’affaire aurait pu sortir plus tôt, mais les anciens du PS, qui savaient, se taisaient. Le problème, c’est que Carignon tenait l’opposition et les juges. C’est une lettre anonyme reçue par le Parquet de Grenoble, par la suite envoyée à son homologue de Lyon, qui a débloqué la situation » [5].
Lire ou relire sur Bakchich.info l’épisode précédent du blog de Benoit Pavan :
Voir aussi le blog professionnel de Benoit Pavan : http://benoitpavan.wordpress.com/
[1] Propos recueillis le 28 mars 2008 à Grenoble.
[2] Propos recueillis le 22 avril 2008 à Paris.
[3] Propos recueillis le 23 avril 2008 à Paris, dans les locaux de Marianne.
[4] Propos recueillis le 16 avril 2008 à Paris, dans les locaux du Canard Enchaîné.
[5] Propos recueillis par téléphone en novembre 2006.