Aucun signe de dépendance notoire. Pas de symptômes visibles. Une démarche assurée, un débit posé, des gestes calculés. En apparence, Fabrice Lhomme n’a rien des clichés qui collent à la peau des toxicomanes. Depuis plus de dix ans, ce grand gaillard de 44 ans, papa d’une petite fille, est pourtant accroc à une forme de journalisme dont ils sont bien peu à se délecter au sein de la profession. Sa drogue dure à lui, c’est l’investigation. Fouiller dans les allées du pouvoir, « révéler les magouilles et voir de l’autre côté du miroir ». Enquêter, recouper, dénoncer. Prendre des risques. Résister aux pressions. Plus qu’un simple métier, une addiction depuis ses débuts en 1989. « Si on fait bien le métier, on se réveille et on se couche en pensant à ça. On est obsédé. Quand un avocat t’appelle le dimanche à 18 heures et te dit « Fabrice j’ai un truc pour toi », un bon journaliste d’investigation y va direct. Tant pis pour le dîner à la maison. Être le meilleur, sortir un scoop. C’est ça l’investigation ».
« Fouineur »
Depuis son plus jeune âge, Fabrice Lhomme a l’investigation dans le sang. C’est un « fouineur », un dur à cuire. Une « forte tête », comme il aime se définir lui-même. « L’investigation, c’est une salle aux portes closes et sur lesquelles il serait inscrit : « interdiction d’entrer ». Ce qui m’intéresse, en tant que journaliste, c’est d’aller là où on ne veut pas que j’aille ». Le genre de gars à ne pas se laisser impressionner, à ne rien lâcher pour dénicher une information, même après avoir essuyé des pressions ou des menaces physiques. Comme cette fois où il est agressé alors qu’il enquête sur la communauté kurde vivant dans le quartier turc de Paris. Ce jour-là, il reçoit un bon coup sur la tête, mais se relève.
« Je suis ingérable et je n’aime pas que l’on me donne des ordres. En général, lorsqu’une barrière se présente à moi, je veux la sauter. Dans la vie, c’est parfois un défaut. Dans mon métier, c’est une qualité ». Une qualité qui lui vaudra, en 1996, d’être nommé responsable des questions de police du quotidien Le Parisien, puis, en 1997, d’intégrer la cellule investigation créée par le journal. Une occasion en or de pratiquer ce journalisme gratte-poil qu’il affectionne tant et de se forger un indispensable carnet d’adresses, huit ans après ses premiers pas dans la profession. « On m’a proposé le poste, et le principe m’a beaucoup plu. L’investigation présente un aspect assez ludique. C’est un jeu avec une idée de défi, un peu comme dans la cour de l’école. C’est pour cela que je suis resté un grand enfant ».
En 2000, c’est un journaliste confirmé lorsque le quotidien Le Monde, alors dirigé par Edwy Plenel, fait appel à ses services. « Je rêvais de travailler au Monde, alors je suis devenu investigateur au Monde », explique-t-il simplement. Au sein du journal fondé par Hubert Beuve-Méry, le journaliste vit, avec son compère Hervé Gattégno, aujourd’hui journaliste au Point, ses plus belles émotions d’enquêteur. « L’excitation d’arriver au journal à cinq heures du matin pour faire un papier en sachant que tu vas créer l’événement trois heures plus tard dans les kiosques, c’est génial. C’est le stress qui nous fait vivre. Il peut être positif ou négatif, parce qu’il y a aussi des déceptions, des contrariétés. Par exemple quand l’affaire que tu prépares depuis des jours sort chez le concurrent. Tu es fou de rage, t’es déprimé. Ça, c’est le métier ».
Les années au Monde, sont également le temps des grandes « affaires », celle de la cassette Méry, qu’il est le premier à visionner, et des révélations sur le financement occulte du RPR qui mettent en cause son fondateur, le président de la République du moment, Jacques Chirac. « C’est le truc le plus fou que j’ai fait. De l’investigation chimiquement pure, puisque la justice n’était pas présente ». La veille de la parution de l’enquête, la tension est à son comble au sein de la rédaction. Avec Hervé Gattégno, ils sont convoqués dans le bureau de Jean-Marie Colombani, patron du quotidien, pour un dernier état des lieux après des semaines d’enquête. Dans la pièce, sont présents Edwy Plenel et l’avocat du journal. « Colombani nous a dit : « on y va, je vous fais confiance, mais vous savez quand même ce qu’il va se passer ? Soit c’est Chirac qui saute, soit c’est moi ! ». En terme de pression, on ne pouvait pas faire beaucoup plus. Il avait raison car si tout avait été faux, tout le monde sautait, ma carrière aurait été foutue. C’était passionnant. Je n’ai jamais retrouvé d’équivalent ».
Drogue
L’histoire entre Fabrice Lhomme et le quotidien prend fin en 2006. « Avec le départ d’Edwy Plenel, Le Monde a mis un coup de frein sur l’investigation ». En désaccord avec la ligne éditoriale du journal, il rejoint L’équipe Magazine, où il nommé rédacteur en chef chargé d’investigation. Sollicité par Edwy Plenel, il décide pourtant en 2008 de revenir aux « affaires » et se lance dans l’aventure Mediapart. « En m’éloignant, je me suis rendu compte que j’étais en manque. L’accoutumance à l’info et au scoop existe. Je pense que c’est une drogue. Un jour il va falloir que j’arrête, mais ça va être difficile ».
(Photo : Benoit Pavan).
Lire ou relire sur Bakchich.info l’épisode précédent du blog de Benoit Pavan :
Voir aussi le blog professionnel de Benoit Pavan : http://benoitpavan.wordpress.com/