On collait des affiches, en ville, avec Jérôme, sur les cabines téléphoniques, pour la prochaine "Teuf à Babeuf". Quand à côté de La Poste, on croise Denis (c’est le président de notre asso, toujours à vélo) :
« Vous avez vu le Courrier picard ? il nous demande.
- Non. »
Il farfouille dans son cageot, soulève ses salades (c’était un samedi, jour de marché) et nous sort le quotidien du coin : « Le désespoir des Cosserat » barrait la Une.
C’est la plus vieille, la dernière en fait, fabrique de velours à Amiens. Avec Fakir, on avait fait un reportage sur eux. On les avait même invités à une fête. On avait rencontré leur patron, aussi.
« Tourne la page, m’indique Denis.
Regarde ça : pendant que les ouvriers pleurent, leur directeur lit tranquillement à trente mètres de là. »
Jérôme lâche un juron : « Quel salopard ! » Faut vous préciser que Jérôme, c’est pas un furibard, pas un vindicatif du tout.
Au contraire.
Plutôt un « taiseux » comme en produit notre région. Un rien discret, réservé. Et là, il s’énervait un peu, timidement mais quand même : « C’est de la provocation. Il a osé ! Lire là ! »
Bof.
Cette photo, moi, ne m’impressionnait pas.
En général, les boss qui ferment les usines ne lisent pas au pied d’un saule, non. Ils dirigent un « meeting » de « managers » dans des « buildings » de verre à l’autre bout du monde. Ou ils voguent sur leur yacht. Ou ils planent dans un jet privé à 6000 mètres de haut. Ils ignorent même, je devine, qu’à l’instant « t », on liquide l’ « unité d’Amiens ». C’est simplement un papier, parmi d’autres, qu’ils ont signé six mois auparavant.
Du coup, je modérais mon camarade :
« C’est juste parce que, là, ils sont rapprochés. D’habitude, ils sont éloignés…
- Mais quand même ! Mais quand même ! C’est pas respecter les ouvriers… »
Cette indignation me surprenait.
Le « Christian Criegee » en question, le petit chefaillon allemand, il ne valait sans doute pas, en froide crapulerie, les dirigeants de Goodyear, ou le fils-à-papa Arnaud Lagardère. Et pourtant, jamais Jérôme n’hurlait pareil contre les dirigeants de Goodyear, ou contre le fils-à-papa Arnaud Lagardère…
J’enregistrais son irritation.
En l’estimant un peu déplacée, un peu gaspillée.
Mais la semaine dernière, au Café des Sports de l’Etoile, dans le Val-de-Nièvre, j’ai rencontré Marie-Jeanne, une employée de chez Cosserat. Dans cet entretien pour Là-bas si j’y suis, à un moment elle m’a confié ça :
« Y a eu une photo choc, je ne sais pas si vous l’avez vue dans le Courrier picard. Au moment où tous les salariés partaient, y a eu une photo prise de l’employeur en train de lire sous son arbre avec un bouquin. Tout le monde a été scandalisé. Même les personnes qui n’ont pas travaillé chez Cosserat, elles trouvaient ça scandaleux. Et ça, c’était super, ça nous a fait un peu de bien. Parce qu’il faut savoir qu’on avait l’impression d’être seuls, un licenciement aujourd’hui c’est tellement devenu banal. Parce que ça ferme de partout… Et de voir cette photo, j’étais très contente c’est de voir cette réaction au niveau des gens à l’extérieur en disant : ‘Mais fallait lui… à la limite lui casser la gueule, quoi !’ Excusez-moi l’expression. »
C’avait valeur de test, alors.
Y avait eu, dans notre coin, des dizaines de Jérôme.
Des gens, guère militants, pas vraiment engagés, mais que ce cliché avait révolté.
Le Courrier picard avait délivré une petite leçon de propagande : leur seule photo s’était révélée plus efficace, peut-être, pour la désignation de l’adversaire, pour « la conscience de classe » on dira même, que tous mes articles réunis du Monde diplo – voire que mes bouquins. Faut qu’on tienne compte de ce résultat.
Pour soulever les masses…
Et je vais vous expliquer comment, à mon avis.
(Mais dans une prochaine note, parce qu’il paraît que mes papiers sont trop longs et que je ne suis pas adapté au « format Internet ». Au passage, au fait, je ne promets pas de fournir des post avec la régularité métronomique de Notre Maître A Tous Le Camarade Fontenelle. Ca sera plutôt du « quand j’ai le temps », et quand j’ai un truc à raconter, parce que je ne me lève pas gonflé d’inspiration tous les matins.)
« La guerre des classes existe, c’est un fait, et c’est la mienne, celle des riches, qui mène cette guerre et nous sommes en train de la remporter. »
Warren Buffett, première fortune mondiale.
Suivant le conseil de ce multimilliardaire, il faut rendre son unité au monde. Rattacher riches et pauvres, vainqueurs et vaincus - comme des liens de causes à effets.