Au Café des Sports de l’Etoile, je me tourne vers Marie-Jeanne :
« Vous qui avez travaillé, enfin, qui êtes encore chez Cosserat pour une semaine seulement, si je vous montre ça, est-ce que vous avez fait le lien… Donc c’est la Une de Paris-Match, sortie en 2005 : ‘Pour le bonheur de sa fille, Bernard Arnault reçoit au château d’Yquem princes, stars et barons de la finance.’ Donc y avait Nicolas Sarkozy et puis tout ça qui sont allés au mariage… est-ce que vous faites le lien entre cette Une du journal Paris-Match et ce qui se passe chez Cosserat ?
- Pas du tout. »
Ginette, elle, avoue son ignorance : « Moi je ne sais pas qui c’est…
- Vous ne savez pas qui c’est, Bernard Arnault ?
- Non.
- Pourtant, vous avez travaillé chez Saint ?
- Oui. J’ai travaillé de 72 à 83 à Harondel. Et puisque ça a fermé, j’ai été muté à Flixecourt toujours chez Boussac-Saint-Frères. Comme Flixecourt ça a fermé aussi, on m’a remutée à Sièges de France. A Sièges de France, ça n’a pas marché : j’étais couturière, je me faisais insulter, on m’en a fait voir de toutes les couleurs. J’ai fait de la dépression, et enfin j’ai été licenciée. Mon mari aussi a été licencié. On a perdu notre maison neuve, et puis après ç’a été l’enfer. L’enfer. »
J’ai étudié l’histoire de Saint-Frères. La fin, surtout.
J’ai lu pas mal, sur le parcours de Bernard Arnault. L’Ange exterminateur, du journaliste Airy Routier. Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, des sociologues Michel Villette et Catherine Vuillermot. Son auto-hagiographie aussi, Une Passion créative. Et les archives de l’époque, du Courrier picard notamment. Que m’avait prêtées, bien rangées dans un petit classeur, Catherine Thierry.
C’est une nonne rouge, elle. L’ancienne déléguée CFDT de chez Saint. Et elle m’accompagne, aujourd’hui, au Café des Sports, pour déterrer avec moi cette histoire ancienne :
« Il faut savoir : c’est en 1984 que Monsieur Arnault a dit : ‘Je reprends l’usine. Je mettrai 600 ou 900 millions dedans, et je vais sauver l’entreprise textile.’ Et à l’inverse, il s’en est débarrassé immédiatement parce que, qu’est-ce qui l’intéressait dans le groupe Boussac Saint-Frères ? C’était Christian Dior, c’était le luxe. Et il a fini de gruger, tout ce qu’il pouvait dévorer sur le groupe Boussac Saint-Frères, il l’a fait. Tout. Il a tout pris. Et puis il a vendu Flixecourt à VEV Prouvost, il a vendu Cosserat à Monsieur Bitang, il a vendu la corderie de Saint-Ouen à je ne sais plus comment il s’appelait le mec, Saint-Frères Emballages on l’a vendu à Rosenlew, et lui il a gardé Christian Dior, Conforama. Mais Monsieur Arnault, c’est le mec le plus méprisant que j’ai rencontré dans ma vie, je suis vieille pourtant, qui vous regardait de haut…
- Comment c’était votre rencontre avec Bernard Arnault ?
- Il nous a dit qu’il gardera 13000 ou 14000 ouvriers. Et puis c’est lui qui nous a tout déchiquetés. Ce qui fait que les gens, ici, ils ne l’ont jamais vu Monsieur Arnault. On a été très peu de temps sous la férule de Monsieur Arnault. »
Je me suis déplacé, bien sûr, avec des documents de l’époque.
« En décembre 84, j’ai des citations de Bernard Arnault : ‘Le souci du plan Férinel est de maintenir l’emploi’ Ou encore : ‘Le plan proposé ne prévoit pas de réductions d’effectifs autres que celles correspondant aux mesures déjà décidées par la Compagnie.’ Et trois mois plus tard, Le Courrier picard note ‘une nouvelle saignée’ : ‘400 nouvelles suppressions de postes dans la Somme sont annoncées.’ Ensuite, le mois suivant, le total s’élève désormais à ‘plus de 3 000 suppressions d’emplois dans le groupe’. Il s’est très rapidement débarrassé de tout ce qu’il ne l’intéressait pas.
- Tout-à-fait.
- C’est une fortune qui est bâtie sur quelque chose d’assez sale, finalement, puisqu’il promet de garder des emplois dont il se débarrasse aussitôt, et pourtant il a réussi à effacer ce souvenir de vous-même qui avez subi…
- Mais à ce moment-là, l’ouvrier, qu’est-ce qu’il a en face de lui ? Il a le directeur qu’il a en face de lui, hein, il avait Monsieur Denis, Monsieur Le Douarec, etc. etc. Moi-même j’avais oublié. »
Après ce petit cours à deux voix, j’en reviens à Ginette et Marie-Jeanne :
« Est-ce que maintenant vous voyez un lien entre la richesse qu’il étale en Une de Paris Match et ce qui s’est passé dans le Val-de-Nièvre ?
- Ben il a fait sa fortune sur notre dos quand même, hein. Pis qui c’est qui paie ? Ben c’est les ouvriers.
- On s’aperçoit que le luxe dans lequel il vit, il est payé par les salariés du Val-de-Nièvre. »
Reste à simplifier le message, sans doute. A le mettre en images, pour le diffuser plus largement. Ça nous fera un quatrième et dernier chapitre…
« La guerre des classes existe, c’est un fait, et c’est la mienne, celle des riches, qui mène cette guerre et nous sommes en train de la remporter. »
Warren Buffett, première fortune mondiale.
Suivant le conseil de ce multimilliardaire, il faut rendre son unité au monde. Rattacher riches et pauvres, vainqueurs et vaincus - comme des liens de causes à effets.