En 1984, Bernard Arnault le promettait au délégué CFDT de Boussac Saint-Frères :
« Il me racontait comment il allait assurer la survie du textile : ‘Vous pouvez avoir confiance en moi, Monsieur Deroo. Je vais sauver le textile.’ J’avais compris que c’était du bluff : ses intonations, tout ça, il manquait totalement de conviction. C’étaient des phrases stéréotypées, toutes faites… Ben ça s’est vérifié : trois ans après, il n’y avait plus grand-chose. »
Parmi les « restructurés », le père de Mourad :
« Quand l’usine a fermé, on a couru à la mairie pour des bons d’alimentation. Il fallait quémander quasiment, s’agenouiller devant les secrétaires, fournir des justificatifs et des justifications, elles en redemandaient, refaire la queue… Toutes ces vexations pour 50, 100, 200 F. Les Restaurants du Cœur, tout le monde a vécu ça, sa file honteuse, ses plateaux-repas. Ça me révoltait : tant de sacrifices, déjà, et mon père qui doit sacrifier sa dignité aussi. »
Dans son autobiographie, Une Passion créative, jamais Bernard Arnault n’évoque le père de Mourad. Pas plus qu’aucun autre ouvrier de Saint-Frères. D’ailleurs, dans ces 201 pages d’entretiens, jamais « Saint-Frères » n’est évoqué. Le PDG de LVMH se confie plus volontiers, en revanche, sur ses distractions artistiques :
« J’aime Chopin, car il est celui qui a fait le plus pour l’écriture au piano. Suis-je un romantique ? En tout cas, j’aime le piano romantique… Nous sommes montés sur scène au Japon à la demande et sous la direction de Seiji Ozawa qui est un ami. Autant vous dire qu’il faut se préparer, surtout pour exécuter un concerto de Mozart. »
« Je regrette beaucoup Boussac Saint-Frères. » Jusqu’aux années 80, Ginette a vécu plutôt heureuse : « C’est vrai qu’on ne gagnait pas beaucoup, mais j’adorais mon travail. J’ai mon grand-père qui a travaillé là-bas, j’ai mon père qui a travaillé, ma cousine qui a travaillé, des tantes qui ont travaillé. C’était famille, famille, famille. »
Bernard Arnault reprend alors l’affaire et s’engage, en décembre 1984, dans un document écrit, sur le « non-démantèlement du groupe ». Voilà qui garantit, pour Ginette, une existence tranquille… qui s’effondre peu après : « J’ai été mutée à Flixecourt toujours chez Boussac-Saint-Frères. Comme Flixecourt ça a fermé aussi, on m’a remutée à Sièges de France. J’ai fait de la dépression, et enfin j’ai été licenciée. Mon mari aussi a été licencié. On a perdu notre maison neuve, et puis après ç’a été l’enfer. L’enfer. »
Tandis que Ginette descendait en « enfer », le PDG de LVMH s’offrait une « superbe maison dans la résidence des Parcs » à Saint-Tropez (pourvue d’une piscine extérieure).
Un « bel hôtel particulier du VII ème arrondissement » à Paris « regorgeant d’œuvres d’art » (avec « une piscine intérieure qui complète l’ensemble »).
Un « palace au sommet, un refuge d’exception » à Courchevel « dans la station où ses enfants ont appris à skier ». Un « superbe yacht de 70 mètres de long, Amadeus, rebaptisé ainsi en l’honneur de Mozart. L’été dernier, le chanteur Bono et l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair sont venus y passer quelques jours ».
Plus des « pieds à terre » ici et là. Bernard Arnault conclut néanmoins, raisonnable : « Les maisons, je crois qu’il ne faut pas en avoir trop. Il faut avoir le temps d’y aller. »
Source : Challenges, 20 mars 2008.
« J’ai 46 ans, raconte Eliane, licenciée d’ECCE. J’ai une petite fille en bas âge, et je ne sais pas ce que je vais pouvoir faire. » Cette mère travaillait chez ECCE. Un sous-traitant de LVMH qui, dans le Nord, fabriquait des habits Kenzo. Tout compris, matières premières et main d’oeuvre, le costume revenait à 80 € en sortie d’usine. Il était revendu près de 1 000 € dans les magasins. C’était encore trop, ces 80 €. On pouvait rabioter là-dessus. Produire en Pologne. LVMH en a donné l’ordre.
Interpellé par la déléguée lors de son Assemblée générale ( "Est-ce que les petits actionnaires sont prêts à gagner un petit peu moins d’argent pour que 147 salariés vivent encore ?"), Bernard Arnault s’en excusait presque :
« Je suis désolé des problèmes que ça peut poser aux personnes, mais le problème de fond, c’est la différence de coût de revient, pour un certain nombre de métiers, dont la confection, entre la France et nos voisins de l’Europe. »
« Je suis trop vieille, moi, on me répond, témoigne une ex- de ECCE. En quatre ans, j’ai fait une formation dans la vente, en alternance, et malgré ça, je n’ai rien trouvé dans les commerces ni le prêt à porter. J’ai juste fait 15 jours à ED à côté de chez moi, et y a déjà deux ans de ça. Je postule dans tout. Je me suis renseignée pour travailler dans l’Aisne. J’ai pris le bottin pour chercher des adresses et puis j’ai écrit. J’ai eu des réponses. Positives. Négatives. C’était pour travailler qu’une journée par semaine, mais moi travailler qu’une journée par semaine ça ne m’intéresse pas… - Tu manges sept jours », remarque Eliane. Qui conclut : « On se demande si on a bien fait d’avoir des enfants ».
Pour la descendance de Bernard Arnault, l’avenir paraît plus assuré. Son fils Antoine siège au « Conseil d’indépendance éditoriale » des Echos, rachetés par papa, tout en dirigeant « la communication de Louis Vuitton ».
Quant à sa fille Delphine, elle est « entrée au Conseil d’administration, avec le double record d’être la seule femme et la plus jeune ». Et pour son mariage, son père aimant lui a offert le « mariage d’une princesse d’aujourd’hui » : « une robe (165 mètres d’Organza, 180 de tulle, 152 de dentelle) transportée par camion de Paris à Bazas », comme « carrosse, une Rolls Phantom III 1937 », un « voyage de noces à Los Angelès, Hawaï, les îles Fidji puis Las Vegas où les mariés iront écouter un concert de Elton John ».
Et toutes les fées du beau monde se sont penchés sur leur union : l’Etat (avec Nicolas Sarkozy, Bernadette Chirac, Jean-François Copé, Thierry Breton), l’Argent (le baron Albert Frère, David de Rotschild, Ernest-Antoine Seillière, Serge Dassault), et jusqu’à la Religion : « le nouveau Souverain Pontife, Benoît XVI, avait envoyé sa bénédiction papale et un message personnel aux mariés ». Eux avaient bien besoin des secours de l’au-delà.
Dans cet « éclairage [qui] évoque un décor des Mille et Une nuits », sous « cette voûte étoilée tendue dans la cour du château », durant « le feu d’artifice d’une magnificence toute particulière », rien n’est venu rappelé l’envers de la fortune. Aucune ouvrière de Boussac, de Saint-Frères ou de ECCE, n’était invitée.