A l’Etoile, avec mon magnétophone de Radio-France, je partais interroger des actrices d’un jour. Les ouvrières avaient joué dans Louise Michel, le film des gars de Groland, mais qu’est-ce qu’elles en pensaient, elles, pour de vrai, de « traquer les patrons » ?
Comme prévu :
« C’est un peu gros.
- Ça, vous êtes pas pour ?
- Ah non non non non. Ah quand même pas. Quand même pas aller tuer un patron. »
Véronique s’y connaît, pourtant, en plans sociaux : licenciée d’une filature, puis de Stella, pas reprise en intérim chez Valéo. Puis atterrissant ici, au Relais d’Emmaüs, pour trier des habits :
« Parce que le patron s’il délocalise, c’est pas de sa faute non plus. J’ai bien compris qu’il fallait qu’il se sépare de ses ouvriers. Si nous on avait été à sa place, peut-être qu’on en aurait fait autant. »
La petite musique, quotidienne, répétée, de la résignation avait fait son chemin, ici. Jusqu’au cerveau de Véronique. Et de Catherine, qui trie des blousons sur un tapis roulant - et dispose d’un palmarès plus impressionnant encore : licenciée de Honeywell, Véglia, Stella Europe, CFRT.
« Quand ça a fermé chez Honeywell, vous avez été en colère ? - Vous savez, quand ça ferme ça ferme. On n’y peut rien. Y a beaucoup d’usines qui manifestent mais ça ferme quand même. »
Et c’est davantage vers l’ANPE que s’est tournée sa colère : « Tous les mois ils vous convoquent. Ils vous proposent n’importe quoi, au bout de deux ou trois fois ils vous enlèvent le chômage. Les gens, pourtant, c’est pas de leur faute si les usines elles sont fermées. On aurait dit que c’était notre faute. »
Ça confirmait mes a priori.
Que liquider son dirlo, c’est une idée d’intello.
C’est Gérard Mordillat dans Notre Part de ténèbres.
C’est Jean-Pierre Levaray pour son prochain bouquin, Tuer son patron.
C’est Action Directe, de façon plus concrète.
C’est moi aussi : il me pousse des envies de meurtres. Ça retombe vite. Mais s’il suffisait, comme dans la nouvelle de Balzac, d’y songer un instant pour éliminer à l’autre bout de la terre le mandarin chinois, il ne resterait plus grand monde du CAC 40, ou du gouvernement, ou pour présenter le 20 heures.
Sitôt qu’elles me traversent, pourtant, ces idées me paraissent absurdes. Non que je réprouve la violence dans l’absolu. L’histoire est faite d’espérances, d’ambitions, de générosités – et aussi de violence. Le présent non plus n’est pas exempt d’une violence sourde. Et les plus violents ne sont pas ceux qu’on croit.
Ces idées me paraissent absurdes, plutôt, parce que sans assise populaire. Parce qu’on ne saurait agir au nom du peuple (ou des « travailleurs », ou des « opprimés », barrez les mentions inutiles), pour le peuple – mais sans le peuple. Voire contre le peuple : qu’il soit le premier, avec son bon sens, à désavouer les « extrémistes », les « terroristes ».
Se radicaliser seul me semble dépourvu de sens. Une impasse. Un aveu de faiblesse, de notre incapacité à convaincre. Au XIXème, contre « la propagande par le fait » anarchiste, je choisirais la lente germination du socialisme…
Sauf que voici :
Au Café des Sports, en bout de table, avec des ouvrières autour, j’installe mon ordi. Deux hauts parleurs. Je glisse le DVD et diffuse la séquence clé :
« Ce qu’on pourrait peut-être faire, c’est mettre l’argent ensemble…
- Si on ouvrirait une pizzéria…
- On pourrait peut-être, pourquoi pas un calendrier à poil ?
- J’ai peut-être une idée, moi. (C’est Louise, jouée par la formidable Yolande Moreau, réalisatrice de l’encore plus formidable Quand la mer monte.) Avec 20 000 €, on pourrait faire buter le patron par un professionnel. »
Ça rit dans le bistro, maintenant. Et tandis que la scène se poursuit sur mon PC, fuse dans la salle un : « On a tous eu des envies de meurtres.
- Ouais », approuve la voisine.
Et la même poursuit :
« On a tous eu la même idée. Dans n’importe quelle entreprise que ce soit, en pleine crise de licenciements, tout le monde l’a pensé.
- Ouais. On discutait entre nous, on se disait : ‘Y a des blockhaus chez nous, on va mettre le patron au fond des blockhaus, on va le séquestrer’…
- On voulait l’enchaîner.
- On avait tout préparé, avec des photos. C’est de la haine qu’on ressent envers eux. Et encore aujourd’hui. »
Je n’avais pas invité des bolcheviks, pourtant. Des petites dames, gentilles, à la voix douce. Des mamans de cinquante ans.
« On voulait l’attacher sur son lit. On était prêtes à faire des tours de garde. Ca devenait vraiment irréaliste. » Une autre mamie opine : « Derrière, dans notre arrière-pensée, on ne l’exprime pas. Mais on y pense quand même… »
Et Catherine Thierry, la « nonne rouge » du Val-de-Nièvre, elle, renchérit : « Au tricotage, ça s’est passé la même chose. Monsieur Mesnil, qui a une usine à Roisel, de sacs à patate, il a fermé Flixecourt, et deux mois avant il avait acheté une maison au Touquet de 470 000 €. Mais euh, on voudrait quand même lui faire rendre gorge hein. »
C’est juste des fantasmes qui traînent dans les esprits. De là au passage à l’acte, y a de la marge. Mais déjà, que ces idées soient répandues jusqu’à L’Etoile, qu’elles s’expriment, ça m’a surpris. Ça m’a fait cogiter, quand même, que le niveau de haine sociale s’élève sans doute.
Ça m’a rappelé, à l’extrême, les yachts pris d’assaut au large de la Somalie : au fond, qui ne tient pas davantage avec les David preneurs d’otage plutôt qu’avec les Goliaths de l’Argent frimant sur leurs palaces flottants ?