Qu’elle provienne d’un juge soucieux de ne pas voir son enquête enterrée, d’un policier qui cherche à provoquer des réactions susceptibles de favoriser les investigations, ou d’un avocat qui souhaite orienter l’opinion, la « fuite » n’arrive pas au creux de l’oreille du journaliste par hasard. Pour Henri Leclerc, avocat, et Jean-Marc Théolleyre, journaliste, co-auteurs d’un ouvrage sur les médias et la justice, « des juges et des policiers eux-mêmes renseignent les journalistes, pour éviter qu’on étouffe leurs affaires, parce qu’il n’est pas désagréable de devenir héros médiatique, ou parce qu’il veulent que la justice soit plus transparente » [1].
« Plus qu’un jeu de dupes, c’est un jeu de cons », souligne de son côté Frédéric Ploquin, journaliste au service « Investigations-Société » de l’hebdomadaire Marianne. « Les avocats spécialisés dans les affaires pénales n’ont de cesse de manipuler les journalistes. Ils leur permettent de révéler un scoop mais les embobinent sur tout le reste. L’avocat est payé pour servir une cause, un intérêt, un client » [2].
Lorsque la langue des policiers et des magistrats se délie, le scoop doit donc être consciencieusement recoupé par le journaliste pour éviter toute manipulation par ses informateurs. Vérifier les contenus des procès verbaux et crédibiliser une information sensible auprès de deux ou trois personnes constituent les points de rigueur essentiels du journaliste plongé le nez dans les « affaires ». « La chose à ne pas perdre de vue, c’est que ma source a un intérêt à ce que l’information sorte. Moi, j’ai un intérêt à ce qu’elle me la donne », explique Gérard Davet, journaliste au quotidien Le Monde. « Je sais pertinemment que je suis constamment manipulé, et elle sait pertinemment qu’elle me manipule. Nous en sommes toujours très conscients, l’idée est de savoir jusqu’où tout cela peut aller » [3].
« C’est un jeu de dupes dont vous êtes conscient », ajoute Vincent Nouzille, journaliste indépendant et ex-collaborateur du site d’informations Bakchich. « Si un policier en colère vous raconte ce qui se passe dans une enquête, c’est parce qu’il souhaite que cela se sache. Mais si vous ne creusez pas l’info et que vous la publiez, vous vous faites avoir » [4].
Manipuler en toute conscience, instrumentaliser pour fructifier son propre intérêt. Pour le journaliste, le jeu qui s’engage avec sa source ne doit néanmoins pas le détourner de son principal objectif : celui d’obtenir l’information et de la transmettre le lecteur. Pour Hervé Gattégno, journaliste pour l’hebdomadaire Le Point, l’intérêt que porte l’informateur à délivrer l’information se transforme même en arme pour l’obtenir.
« Par rapport à l’information recherchée, le journaliste doit toujours se demander quelle personne la détient et peut avoir intérêt à lui la donner. Si c’est cela que l’on appelle manipulation, le journaliste doit être candidat parce que ce qui compte, c’est d’informer, explique-t-il. Le job, c’est d’essayer de convertir cet intérêt en envie de donner l’information recherchée. Il y a un travail de séduction intellectuelle, de petit mécanisme subjectif qui va faire qu’auprès de la même source un petit journaliste d’une petite rédaction pourra obtenir une information qu’un grand journaliste d’une grande rédaction n’aura pas réussi à obtenir » [5].
Lire ou relire sur Bakchich.info l’épisode précédent du blog de Benoit Pavan :
Voir aussi le blog professionnel de Benoit Pavan : http://benoitpavan.wordpress.com/
[1] Leclerc, Henri, et Théolleyre, Jean-Marc, Les médias et la justice : liberté de la presse et respect du droit, éditions CFPJ, 1996, page 20.
[2] Propos recueillis le 23 avril 2008 à Paris, dans les locaux de Marianne.
[3] Propos recueillis le 9 avril 2008 à Paris, dans les locaux du Monde.
[4] Propos recueillis le 21 avril 2008 à Paris.
[5] Propos recueillis le 16 mai 2008 par téléphone.