Le hasard fit que le journal l’Equipe consacra sa Une au Joueur avec une photo en pleine page. J’en achetai un exemplaire. Je rentrai chez moi. Ce n’était pas la photo la plus belle de lui. Il avait une gueule cabossée, on aurait dit qu’il était passé sous un camion. Surtout, il y avait une ambivalence : il faisait intellectuel-artiste ou benêt du village. Je ne pouvais m’extraire de ces deux visions dont la puissance évocatrice était équivalente.
Je lis l’interview. C’était de la langue de bois tout craché. Rien à dire, le garçon ! En plus avec un vocabulaire minimaliste qui me donnait quelques craintes sur son niveau de langue dans une conversation privée. Ce qui était choquant, c’était au cours de cette interview-fleuve qui devait faire le tour de la vie, de l’œuvre, des stratégies et des convictions du Joueur, sorte de rendez-vous journalistique historique, il était frappant de voir le décalage entre le mythe qui était né du Mondial 98 et ses déclarations, à la limite de l’artificiel tellement dégoulinantes de bons sentiments clichés ou fédérateurs par le bas, le minimalisme, une sorte de médiocrité dans le consensus guimauve, l’absence absolue de prise de risques à la fois sur le plan formel comme sur le fond de ses déclarations.
Le Joueur était-il un idiot né ou un stratège du marketing qui collait tellement à l’époque où tout était lisse et aseptisé, les valeurs inversées, le mensonge dissimulé derrière les expressions les plus familières, les omissions assumées avec culot, bref offrant-là un morceau d’anthologie de la duperie médiatique ?
Le pire c’était qu’on pouvait imaginer un idiot qui eût sacrément cadré son discours (car rien ne sentait la spontanéité dans le jeu des questions-réponses) par un cartel de conseillers en communication fournis par les multiples sponsors chez qui le Joueur émargeait apparemment sans scrupules. Un idiot à la fois coaché et sous surveillance ? Le produit soigneusement usiné pour être la marionnette du Gentil, garant de l’omnipuissance du logo et du message publicitaire, serviteur zélé des plus grosses multinationales, garant de l’ordre car le moins qu’on pût dire c’était que le Joueur n’incitait pas à réfléchir sur notre époque, à nourrir la moindre pensée critique, à exprimer un malaise ou une révolte ce qui vues sa « bonté » et ses origines modestes auraient pu s’imposer.
On eut pu s’attendre à un peu de compassion par rapport à la dureté des temps à défaut de colères qu’il était visiblement incapable d’avoir, sans doute trop heureux de faire partie de la success farandole de ceux qui en amassant autant d’argent et d’indifférence, avaient cru décrocher la queue du Mickey, leur seule référence culturelle ou exigence existentielle. Ca sonnait le creux, le vide et l’obsession du dollar.
Je me raccrochais au mythe. Et j’étais triste. J’avais couvert pour mon journal le ciment incroyable qu’il avait réussi à sceller à la seule évocation de son nom entre toutes les catégories et sous-catégories de citoyens, les Français depuis longtemps établis et ceux qui arrivaient d’ailleurs, les jeunes et les vieux. Tous les clivages explosaient. Une électrice du Front National m’avait expliqué qu’elle ne revoterait plus Le Pen grâce à l’existence du Joueur. Il était peut-être trop magique pendant ce Mondial, ce Joueur, la fierté des cités et la gratitude des « inclus », bourgeois traditionnels ou nouveaux cadres branchouilles. Le métissage que notre pays désirait le plus ou moins consciemment éclatait, grâce à lui, avec les spasmes et les lumières du bonheur, le jaillissement de la passe, des passes-passes et des buts magiques. C’était idiot mais le Joueur conservait en lui ces trois semaines d’utopie devenue réalité, où tout le monde s’embrassait, se parlait sans méfiance, ni défiance, où l’énergie d’un pays semblait sortir tout droit de mille centrales nucléaires, où l’amour collectif pouvait laisser entrevoir ce que pouvait être un coin de paradis. J’avais toujours gardé de lui la valeur du Saint Joueur laïc qui avec ses dix compères avaient ressuscité, le temps d’un tournoi, une République moribonde. Je ne pouvais effacer ce passé, je ne pouvais effacer ce Joueur à cet instant t.
J’étais seulement amer par l’ampleur des forces de la récupération marchande et de l’erreur d’aiguillage du Joueur. Il aurait tellement pu être un Martin Luther King ou un Nelson Mandela français. Il aurait tellement pu être un étendard de la fraternité, des élans de solidarité, être la flamme éternelle de l’espoir, même le plus petit, en ces temps de plus en plus difficiles. Il était devenu le flambeau des marques et des tiroirs-caisses. Avait-il vraiment commis ce hold-up avec la conscience des gens ? Je n’arrivais pas à le croire complètement.
Je le trouvais sexy. Je m’endormis, blessé.