La contre-matière a bien fait son effet. Les immeubles sans charme du début du vingtième siècle ressemblent aux plus beaux hôtels particuliers du Marais ou aux constructions du XVIIIe siècle du quartier Montorgueil à Paris. Les habitants se sont réveillés dans de superbes et immenses appartements ensoleillés. L’espace du quartier a connu une formidable expansion physique. A tel point que des squares nouveaux sont apparus le long des rues. Des jardins ont poussé dans les cours d’immeuble.
Quand tout le monde a lu les mails annonciateurs de paix, d’abondance et d’éternité, vérifié que les comptes en banque s’étaient sérieusement remplis, vu son visage et son corps rajeunir et s’embellir sans ne rien trahir de sa singularité, une foule descend dans la rue. Jaillit une immense clameur de joie, des gueulantes de victoires, des cris qui remplissent, des éclats de rire, des chansons, des paroles ensoleillées, le bonheur d’être soulagé, guéri, rétabli, nouvellement né, des conversations d’étonnés, de « Je suis sur le cul » ou « Jamais, je n’aurais imaginé » ou « Il a fallu que ça tombe sur nous ! ».
Un buffet de homard, de langoustes et de saladiers de caviar est dressé. On fait rôtir des cochons de lait, des agneaux, des chapons, une ribambelle de cailles. Le foie gras s’étale sur les mies de pain. On n’arrive pas à croire que la contre-matière née des ondes provoqués par le Joueur et sa martienne ait réussi à dupliquer un Château-Petrus 1936. Des cerises sont accrochées aux oreilles des femmes. Des currys, des couscous, des taboulés, des mafés, des pizzas, des sushis, des canards laqués et les salades thaï sont tous plus onctueux que jamais.
Des groupes de rap, raï et Rn’B africains ont pris place et font danser dans trois coins tandis que des accordéons jouent la Java Bleue. Des couples vieux de quarante ans retrouvent des ardeurs adolescentes. Les enfants courent entre eux et se balancent des confettis, allument des pétards et déroulent des langues de carnaval. Tout le monde se parle, personne ne se craint, les mélanges se font et se défont comme des marées se laissent dériver par les mille courants qui traversent l’endroit.
Les jeunes sont les premiers bénéficiaires du tohu bohu. Les bandes se défont et les garçons comme les filles sont tout surpris d’évoluer seuls, jubilent d’avoir confiance en eux, de mettre à profit un capital dont ils découvrent à peine l’ampleur. Ils s’apostrophent par simple plaisir de surprendre, de se lier, se délier, s’accrocher, se lancer des galéjades, s’approcher, se frôler, se dévoiler, se raconter, se bécoter, réaliser un coup de foudre ou une simple amourette, une amitié ou une complicité de joueur.
Une veuve a retrouvé son mari vivant dans son lit. Elle n’a pas été surprise. C’était comme si elle s’était préparée à ce moment depuis toujours malgré le fait qu’elle était du genre à bien avoir la tête sur les épaules. Les voilà, tous les deux, à sillonner la place Gambetta pour ne rien perdre de la fête, se tenant solidement par la main, se regardant encore émus, se serrant dans les bras, s’embrassant comme dans « Le baiser de Paris », éclatant de rire, dansant un peu, se touchant chaque partie du corps pour vérifier fébrilement la matérialité de l’autre, écouter son souffle, son battement de cœur, sentir son odeur, le grain de sa peau et s’abandonner dans l’eau de ses yeux encore étonnés.
Une femme quittée par son mari il y a quatre ans rit d’en avoir terriblement souffert encore la veille. Elle se sent légère, pleine et entière, retrouvée, célibataire et constate rétrospectivement à quel point ce mariage était un lien où elle se mentait, se persuadait, volontariste au point que rien ne vivait, soumise à la peur alors qu’elle n’avait rien à perdre. Elle n’a plus peur de l’inconnu, de s’écouter, d’être elle-même, plus peur de la perte, de la panique, de l’insécurité. Les hommes la regardent. Elle est belle. Les hommes lui font sentir qu’elle est même la plus belle. Cela lui suffit pour l’instant. Elle croit maintenant à la force du hasard, armée pour éviter de renouveler les erreurs. Elle se sent neuve, âgée de dix-huit quand tout était possible, tout était permis. Elle le sait : l’amour va bientôt se chuchoter à ses oreilles, s’offrir à ses yeux. Il court déjà sur le bout de ses doigts.
Des couples recomposés retrouvent le mari ou la femme d’antan et se paluchent sans qu’il y ait la moindre crise de jalousie ou danger de répétition. D’autres couples séparés se reforment mais ce soir-là une personne nouvellement abandonnée n’est pas triste. Elle comprend que cela devait arriver et sent surtout des désirs fuser, s’enrouler autour d’elle, qu’une histoire plus belle est dans l’air. Elle en est tellement proche que la personne veut savourer encore ce moment où l’on est encore seul et que l’on sait que cela ne va pas durer longtemps.
Le quinquagénaire, solitaire depuis trente ans, découvre le plaisir de regarder ses semblables, la chance d’admirer cette explosion de vie et de s’y sentir inclus. Il sait que ce séisme déchire le personnage qu’il s’était créé et il s’abandonne avec délice, une joie de grand enfant.
C’est la fête à Gambetta comme dans le monde entier. L’humanité s’est trouvé les moyens de chasser ses tourments, de s’aimer, d’aimer et d’atteindre un niveau de félicité qu’elle n’aurait jamais imaginée. Elle sait que ses nouveaux ressorts font disparaître deux mots : le préjudice et l’injustice, apparaître une dynamique de l’échange proportionnel à la vitesse de la lumière, et scelle à jamais le caractère irréversible de la paix, autant de conditions qui permettent à tout le monde de flotter, voler et respirer avec la lenteur des heures déchues de toute importance désormais.