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Bakchich : informations, enquêtes et mauvais esprit
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Le carnet d'adresses des journalistes d'investigation

21 janvier 2010 à 17h57
Rappel : simple outil du journalisme ou spécialité de quelques journalistes ? Le débat qui entoure la définition du journalisme d’investigation divise la profession. Important par son histoire, ses méthodes, et son impact sur la société, il reste peu pratiqué au sein des rédactions. Décryptage des aspects qui font de l’investigation un genre journalistique à part. Et une espèce en voie de disparition.

Se frotter à la face cachée du pouvoir de l’Etat et à la puissance des entreprises indique de prendre des risques pouvant mener à des poursuites judiciaires. Pour éviter ce piège relatif aux « affaires », les journalistes chargés de traiter ces dossiers ont ainsi mis en application la rigueur de l’enquête classique et l’ont approfondie, élargie, jusqu’à l’adapter intégralement à leurs besoins. « C’est là qu’entrent en jeu les contact et des qualités particulières : il faut avoir de la finesse, être fiable, faire preuve de rigueur, être fouineur, et avoir de l’intuition. Des qualités qui font qu’être un bon journaliste d’investigation, n’est pas donné à tous », explique Fabrice Lhomme [1].

Élément essentiel du journaliste d’investigation de l’avis des journalistes qui pratiquent le genre, le carnet d’adresses a donc fait l’objet d’attentions particulières : politiques, juges, avocats, policiers, ou chefs d’entreprise deviennent tacitement des collaborateurs privilégiés de la presse pour satisfaire leur propre intérêt. Des protagonistes avec lesquels les journalistes ont noué des liens. « Les affaires sont un monde beaucoup plus secret et opaque, un domaine où il faut que l’on ait un réseau, des liens très anciens avec des gens, des modes opératoires », affirme Jean-Marie Pontaut, chef du service « Investigation » de l’hebdomadaire L’Express [2].

Le réseau de contacts est pourtant très peu mis en valeur par l’ensemble des journalistes interrogés lors de notre sondage (voir Figure 5) : seuls 1,8 % d’entre eux affirment que l’atout principal du journaliste d’investigation est son carnet d’adresses. Outre sa rigueur (58,2 %), ils préfèrent mentionner son courage et sa pugnacité (22,7 %), ou son esprit critique (13,6 %). Hervé Gattégno, journaliste à l’hebdomadaire Le Point, confirme cependant le rôle essentiel joué par le réseau de contacts du journaliste dans les affaires. « L’intuitu personae fait qu’une source que vous connaissez depuis vingt ans vous répondra plus facilement. C’est avec les sources récurrentes, avec qui nous avons une relation de confiance et que nous connaissons depuis des années, que l’on réussi les meilleurs coups. Avec nos sources, il est nécessaire d’avoir la relation la plus professionnelle possible, à bonne distance » [3].

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Contre-pouvoir

C’est durant ces deux décennies d’ « affaires » visant la classe dirigeante que la presse, et en particulier les journalistes d’investigation, ont pleinement joué ce rôle de contre-pouvoir dont ils veulent être le garant. Au début des années 80, les journalistes désireux d’affronter le pouvoir en place ne sont toutefois pas nombreux. Un problème important d’indépendance financière des rédactions, facteur essentiel pour pratiquer l’investigation, apparaît aux yeux des patrons de presse qui comprennent que le moment est propice pour se dresser face aux irrégularités de la classe politique. Malheureusement, une grande partie de la presse française est encore financée par l’Etat.

Ainsi, lorsqu’en 1981, Serge July, alors directeur du quotidien Libération, fait appel au pouvoir en place et à son porte-monnaie pour assurer la modernisation et les comptes courants du journal, il lui est gentiment demandé la sympathie de Libération en retour [4]. Conscient que le vent est sur le point de tourner en sa défaveur, le gouvernement décide étrangement, en 1982, d’attribuer 169 millions de francs de budget publicitaire pour museler les journaux, soit près de 40 % d’augmentation par rapport à l’année précédente [5]. Mais le bâillonnement de la presse n’est que de très courte durée. Poussée par un lectorat de plus en plus friand des révélations mettant en cause la classe dirigeante, et par une justice affichant sa volonté de s’émanciper du contrôle étatique, l’investigation devient peu à peu un objet de concurrence entre les journaux. Les années 80 sont celles de la création dans les journaux de cellules d’investigation entièrement dédiées aux « affaires » [6].

« De part l’évolution de l’histoire, il y a eu un impact particulier du journaliste d’investigation, qui a joué un rôle de contre-pouvoir à un moment où dans la société démocratique, l’Etat a commis des irrégularités », explique Jean-Marie Pontaut. « C’est ce qui s’est passé avec le Watergate ou en France avec l’affaire Greenpeace. Avant les affaires Mitterrand et les écoutes de l’Elysée, cette affaire va être le premier vrai conflit » [7]. Pendant quinze ans, d’autres scandales vont suivre, déplaçant l’enquête de manière quasi-exclusive dans le domaine politico-financier. Aujourd’hui, l’état critique des ressources de la presse française laisse peu de place à l’exercice de l’enquête et du journalisme d’investigation. Mais ce n’est pas la seule raison. Différents facteurs issus du champ interne et externe de la profession expliquent ce déclin.

Épisode 4/8

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Le sondage :

L’outil permettant l’enquête d’opinion est un questionnaire qualitatif réalisé à l’aide du site en ligne Sharing-data, spécialisé dans la création de questionnaires ou d’enquêtes sur internet.

Il a été envoyé à 1100 adresses électroniques de journalistes recrutés dans des fichiers de contacts de journalistes en exercice, du Club de la Presse de Lyon, du fichier Rhône du Syndicat National des Journalistes (SNJ), et de divers annuaires consultables sur internet.

Pour obtenir un taux de réponses de 10% (soit 110 répondants), il a été nécessaire d’effectuer cinq relances. Les données ont été analysées par Nicolas Pinsault, Unité Mixte de Recherche CNRS Université Joseph Fourier UMR 5525, Grenoble.

Le genre et le statut des journalistes ayant répondu ont été comparés avec les données datant du 2 janvier 2008, présentées par la Commission de la Carte d’Identité des Journalistes Professionnels (CCIJP).

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Lire ou relire sur Bakchich.info l’épisode précédent du blog de Benoit Pavan :

Rappel : simple outil du journalisme ou spécialité de quelques journalistes ? Le débat qui entoure la définition du journalisme d’investigation divise la profession. Important par son histoire, ses méthodes, et son impact sur la société, il reste peu (…)

Voir aussi le blog professionnel de Benoit Pavan : http://benoitpavan.wordpress.com/

Prétexte économique Le journalisme d’investigation : un esprit gratte-poil

Notes

[1] Propos recueillis le 22 avril 2008 à Paris.

[2] Propos recueillis le 29 avril 2008 à Paris, dans les locaux du L’Express

[3] Propos recueillis le 16 mai 2008 par téléphone.

[4] Berger, Françoise, Les aventures tragi-comiques de la presse sous François Mitterrand, Robert Laffont, 1992, citée par Hunter, Mark, Le journalisme d’investigation aux états-Unis et en France, Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, Juin 1997, p. 84.

[5] Hunter, Mark, Le journalisme d’investigation aux états-Unis et en France, Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, Juin 1997, p. 85.

[6] Marchetti, Dominique, Les révélations du "journalisme d’investigation", Actes de la recherche en sciences sociales, Année 2000, Volume 131, Numéro 1, p. 30.

[7] Propos recueillis le 29 avril 2008 à Paris, dans les locaux du L’Express.