Motus et bouche cousue. Dans les rédactions, c’est quasiment l’omerta. Même chuchoté, le mot dérange, irrite, et soulève des polémiques quand jadis, il suscitait les convoitises. Glorifié du temps des révélations d’Albert Londres et Joseph Kessel, mythifié depuis le scandale du Watergate, anobli durant les « affaires » des décennies 80 et 90, le journalisme d’investigation n’est plus à la mode en France. Il semblerait qu’il soit même devenu depuis quelques années l’un des tabous majeurs de la profession. Du rubricard au patron de journal. Dans les esprits et les prises de décisions. Sur le terrain et dans les journaux. Le journalisme d’investigation : une sorte de « vilain petit canard » du journalisme. Un empêcheur de tourner en rond, marginalisé de force à l’heure où la tendance est au suivi de l’agenda, à la reprise de dépêches et de communiqués de presse. Un oiseau rare menacé d’extinction, qu’ils sont aujourd’hui peu nombreux à protéger, même au motif de réhabiliter l’honneur d’un journalisme piétiné par une presse qui se « pipolise ». Par une presse qui, dangereusement, s’affiche de moins en moins pluraliste.
Paradoxalement, si malheureuse soit-elle, la mise à l’écart de l’investigation confirme en quelque sorte la place de choix qu’elle occupe toujours dans la hiérarchie des approches journalistiques. Dans ce cas, pourquoi tant de silence, de gêne autour de l’investigation ? Pourquoi dénigrer la pratique d’un genre qui a fait les beaux jours du métier ? « Peut-être parce qu’il est l’objet de luttes symboliques portant sur la définition même de l’activité journalistique » [1], analyse le sociologue Dominique Marchetti, spécialiste des médias. Une partie du problème est bien là : définir le journalisme d’investigation revient à regarder en face une bien cruelle réalité. Celle d’un métier qui va mal, pointé du doigt par une partie de l’opinion publique. Celle d’une profession malmenée, rattrapée par une impitoyable logique économique, muselée par un pouvoir oppressant, des actionnaires calculateurs, et des annonceurs exigeants. Mais qu’entend-on réellement par journalisme d’investigation ? Malgré les difficultés qu’il rencontre à l’heure actuelle, dans quelle mesure reste-t-il un genre journalistique spécifique dans la profession ?
S’il était possible de personnifier le journalisme d’investigation, il pourrait ressembler à un intrépide aventurier au tempérament prononcé et à la personnalité complexe. Pour apprécier les caractères de cette approche journalistique particulière et en mesurer l’ambiguïté, il suffit d’examiner la double facette qui marque le genre et par prolongement, sa définition. Méthode journalistique ou spécialité de quelques journalistes ? Cette dualité se reflète également au sein de la corporation des journalistes qui, au moment de mettre des mots sur une pratique dont elle s’est forgée une opinion, confirme qu’un consensus est loin d’entourer la question. Notre sondage exclusif le prouve : 55,5 % des journalistes interrogés estiment que le journalisme d’investigation est une spécialisation de quelques journalistes, 44,5 % d’entre eux optant pour une compétence de toute la profession (voir Figure 1).
Pour les spécialistes qui ont pu pratiquer l’investigation ou qui la pratiquent encore, les points de vue divergent lorsqu’il s’agit de la définir. Tous mettent toutefois en avant un aspect apparaissant comme incontournable : le journalisme d’investigation est avant tout une approche journalistique qui se caractérise par des recherches méthodiques sur un unique sujet dont l’approfondissement requiert une durée de travail importante. « L’investigation, c’est une façon de prendre les sujets en leur donnant une couleur en fonction des informations que vous avez, et du temps dont vous disposez pour creuser. Pour moi, c’est un genre journalistique au sein duquel existe une méthode, une manière de travailler qui s’apprend » , décrypte Vincent Nouzille, journaliste indépendant et professeur d’enquête au Centre de Formation des Journalistes (CFJ) (qui a également été rédacteur en chef à Bakchich.info).
Pour préciser cet aspect de la définition, beaucoup de journalistes préfèrent d’ailleurs parler de journalisme d’« enquête » plutôt que d’ « investigation » et insistent sur l’association maladroite des mots « journalisme » et « investigation », la qualifiant de pléonasme puisque tout journalisme est censé être d’investigation - ou d’enquête - dans la méthode. Néanmoins, il est admis que les deux termes peuvent être employés indifféremment pour faire référence à cette méthode journalistique. « En effet, c’est un abus de langage puisqu’enquêter fait partie du journalisme. L’investigation est un des genres journalistiques » [2], ajoute Vincent Nouzille.
Journaliste reconnu pour son travail d’investigation et témoin privilégié des débuts du genre, Claude Angeli, rédacteur en chef de l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchaîné, va plus loin en créant une équivalence directe entre investigation et journalisme. « L’investigation ou l’enquête, ce n’est pas un genre journalistique, c’est le journalisme. Le métier du journaliste, c’est d’aller à la recherche d’informations, c’est donc d’enquêter, ce n’est pas rester assis sur une chaise de bureau en attendant que l’information vous arrive et se contenter de la remettre en forme. Le journaliste se doit d’expliquer à ses concitoyens dans quelle société ils vivent en allant sur le terrain. Il doit les amener à comprendre comment se prennent les décisions, et à se comporter de façon civique » [3]. De l’autre côté de l’Atlantique, on trouve un écho à cette réflexion dans le célèbre guide des journalistes d’investigation américains : The Reporter’s Handbook. « Ce n’est rien d’autre que du journalisme classique et implacable », confirment John Ullmann et Jan Colbert, les deux co-auteurs de l’ouvrage [4].
L’outil permettant l’enquête d’opinion est un questionnaire qualitatif réalisé à l’aide du site en ligne Sharing-data, spécialisé dans la création de questionnaires ou d’enquêtes sur internet.
Il a été envoyé à 1100 adresses électroniques de journalistes recrutés dans des fichiers de contacts de journalistes en exercice, du Club de la Presse de Lyon, du fichier Rhône du Syndicat National des Journalistes (SNJ), et de divers annuaires consultables sur internet.
Pour obtenir un taux de réponses de 10% (soit 110 répondants), il a été nécessaire d’effectuer cinq relances. Les données ont été analysées par Nicolas Pinsault, Unité Mixte de Recherche CNRS Université Joseph Fourier UMR 5525, Grenoble.
Le genre et le statut des journalistes ayant répondu ont été comparés avec les données datant du 2 janvier 2008, présentées par la Commission de la Carte d’Identité des Journalistes Professionnels (CCIJP).
Lire ou relire sur Bakchich.info l’épisode précédent du blog de Benoit Pavan :
Voir aussi le blog professionnel de Benoit Pavan : http://benoitpavan.wordpress.com/
[1] Marchetti, Dominique, Les révélations du "journalisme d’investigation", Actes de la recherche en sciences sociales, Année 2000, Volume 131, Numéro 1, p. 37.
[2] Propos recueillis le 21 avril 2008 à Paris.
[3] Propos recueillis le 16 avril 2008 à Paris, dans les locaux du Canard Enchaîné.
[4] Ullmann, John, et Colbert, Jan, The reporter’s handbook : an investigator’s guide to documents and techniques, New York, St. Martin’s press, 1991, cité par Hunter, Mark, Le journalisme d’investigation aux états-Unis et en France, Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, Juin 1997, p. 6.