« Le journalisme d’investigation ». Devant le renom de l’expression, pourtant qualifiée de pléonasme par certains, on se prend à rêver d’une aventure à travers les siècles dont on serait le héros. On se métamorphose alors en Albert Londres, audacieux reporter décrivant les horreurs quotidiennes vécues par les prisonniers du Bagne, à Cayenne. On se transforme en Joseph Kessel, dénonçant la menace nazie dans « La passante du sans-souci ». On se mue en Bob Woodward, valeureux localier du Washington Post, projeté au cœur d’un séisme médiatique qui va provoquer la chute d’un président et de son système de financement occulte. On s’imagine seul, dans un obscur parking souterrain, dans l’attente d’un informateur mystérieux et de ses révélations. On tente de se persuader qu’il n’existe qu’un seul et unique journaliste, combattant intrépide, justicier courageux, pourchassant les illégalités et dénonçant les infractions. Bref, qu’il n’existe en somme qu’un seul journalisme : d’investigation.
Avant d’ouvrir les yeux, on se résout enfin à croire que de retour d’Afrique, Albert Londres avait raison en rédigeant sa célèbre maxime : « Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie » [1]
Oui mais voilà. Aussi belle et respectable soit cette affirmation, la réalité nous pousse cependant à amorcer un douloureux retour sur terre. Les faits sont là, devant nous, et nous narguent. Non, l’investigation n’est objectivement plus aujourd’hui l’équivalent du journalisme. Elle n’est plus LE journalisme mais un genre du journalisme, voire un des métiers du journalisme, même si près de la moitié des Rouletabille modernes continuent de penser le contraire. D’ailleurs, ce sont les mêmes journalistes qui, en dépit de leurs opinions, mettent l’investigation de côté. Et pour cause : elle ravive une blessure profonde qui n’a pas encore cicatrisé, une douleur anesthésiée par le temps, l’évolution des pratiques, et les attentes du public. Elle oblige les détenteurs de la carte de presse à se remémorer, parfois avec nostalgie, une période faste où l’on pouvait sans problèmes l’afficher avec fierté.
Pour constater que cette souffrance existe, il suffit, justement, de « porter la plume dans la plaie » et de demander à la profession de définir le journalisme d’investigation : une méthode journalistique rigoureuse faite de vérifications et de recoupements de l’information, nécessitant un travail de longue haleine. Le journalisme, en somme, diront les puristes. Mais également une spécialité du journalisme, vouée au suivi des affaires dites « sensibles » qui ont rythmé cette fameuse période faste de l’histoire de la presse. Cette approche journalistique, ce genre à part, marginalisé, devrait pourtant prospérer dans toute la profession. Ce n’est malheureusement plus le cas. Le journalisme a évolué. Il a perdu de sa superbe.
Difficilement tolérée par les journalistes, la réflexion sur le journalisme d’investigation devrait pousser ces derniers à entamer leur propre autocritique. Une sorte de thérapie de groupe pénible qui rend compte de l’ampleur du désastre rongeant une profession dont les règles déontologiques sont bafouées. Le constat est rude : la course au scoop menace encore l’investigation. L’agonie financière de la presse écrite et la logique commerciale sans scrupules des annonceurs a amorcé son déclin. L’indépendance chancelante des entreprises de presse, symbolisée par le rachat des titres par de richissimes magnats servant leurs propres intérêts, l’a blessée, la plongeant même dans le coma. Espérons que l’association de toutes ces épreuves ne la tue pas. Car c’est au journalisme tout entier que sa disparition porterait un coup d’arrêt.
Voir aussi le blog professionnel de Benoit Pavan : http://benoitpavan.wordpress.com/
[1] Albert Londres, Terre d’ébène (La Traite des Noirs), récit, Paris : Privat/Le Rocher, 2007, coll. « Motifs »…