Dans mon appartement, trois statuettes africaines se tiennent debout sur mon tapis iranien. Deux d’entre-elles sont sculptées à partir de pièces mécaniques de récupération. Elles forment un homme et une femme au travail. Elle tape sur une bougie de mobylette. Lui tient à bout de bras un grand clou et un marteau. Ce sont nous deux, le Joueur et le ballon. La force magnétique me fait souvent pencher la tête sur leurs pieds : bientôt, ce sera le pied pour nous. (Le Joueur guide d’ailleurs mon visage sur les pieds des chaises, des fauteuils pour asséner cette même affirmation). Une troisième sculpture en bois se présente géante par rapport aux statuettes : elle a le ventre rebondi, se couvre les seins et son joli minois est surmonté d’une série de cônes qui rappellent l’esthétique khmère. C’est aussi moi. Son image exprime la fertilisation et le fait que je me couvre beaucoup avec mes petites mains. Je me couvre pour me défendre d’une si mauvaise réputation… Nos possibilités cosmiques, après notre rencontre, répareront les injustices millénaires qui se sont abattus sur le continent où sont apparus les premiers hommes et femmes. Il y a comme une pulsion de retour à la maison, un désir fou de la restaurer, de la soigner et la faire rayonner de toute sa beauté qui ressemble à s’y méprendre à la nostalgie du plaisir du bébé dans le ventre de sa mère, de la protection, de la musique intérieure et du mystère d’une voix entendue depuis la nuit des temps.
Déjà il faut rappeler l’arithmétique d’un cynisme, voire d’une complicité active et passive génocidaire. Des centaines de millions de personnes meurent de faim. Il faut 46 milliards de dollars pour leur redonner la vie. L’Amérique a déboursé 700 milliards de dollars pour relancer ses banques qui ont renoué avec des gains hypetrophiés en spéculant une nouvelle fois. Rien que la Bachelot et ses 2 milliards pour la grippe A, Sarkozy et ses 2 milliards pour les cafetiers. Onze bourdes comme celles-là évitées et la France serait capable à elle seule de régler le problème de la faim dans le monde. Xavier Bertrand reconnaissait lui-même : « On marche sur la tête » lorsqu’à une émission télévisée le journaliste mettait en balance devant lui les dizaines de milliards pour relancer l’économie financiarisée (et non productive) et ces malheureux 46 milliards. « On marche sur la tête » : fatalisme, cynisme, aveu qu’on va, sans grande angoisse, droit dans le mur d’un crime pour non assistance à humanité en danger que l’Histoire retiendra. Mais marchons à grands pas. La mort n’attend pas.
LE FMI a demandé aux paysans de quitter leur terre. Résultat : sous-production agricole, villes monstrueuses, spéculations sur les denrées. Les pays riches louent des terres africaines pour assurer leurs stocks alimentaires. Les services secrets et les marchands d’armes attisent les haines ethniques pour multiplier les guerres dont les rétro-commissions alimentent certaines officines de partis politiques français. Les multinationales oublient de payer leurs impôts aux pays africains où elles sont implantées pour mettre l’argent au frais dans des paradis fiscaux. Une femme d’ancien ministre socialiste m’a raconté comment chaque semaine des ministres africains se rendaient à Matignon pour recevoir leurs consignes ! Kouchner-Gabon, Kouchner Somalie-sac de riz alors que MSF s’interrogeait sur les limites de l’action humanitaire qui servait à enrichir des seigneurs de guerre.
Imaginons seulement l’Afrique utilisant son énergie solaire pour creuser des puits, irriguer, cultiver. Imaginons là avec de grandes universités, s’immerger pleinement dans la sphère internet, inventer de nouvelles technologies. Au Sénégal, un village photo-électrique fait aujourd’hui des fromages de chèvre dans ses chambres froides !
Le Joueur me dit que l’Eden imminent sera le plus spectaculaire là-bas. Comme les galaxies se sont formées, un Big Bang né de nos frottements déclenchera des pluies salvatrices, des créations de contre-matières qui façonneront de nouveaux villages et villes aux architectures rêvées par les gens. Le Sahara serait composé d’immenses plaines vertes et de forêts et de fleurs et douceurs pour un exode où l’Eldorado attirerait les fatigués de la naissance. Je n’arrive pas à y croire. Toujours je lui demande : le Sahara, il sera bien vert ? Sa réponse ne varie pas.
Il suffira d’un certains jeu du ballon avec les joueurs. Un jeu privé qui s’ajoutera à des parties de football qui aussi incroyable soit-il façonneront ce Nouveau Monde.
Au fur et à mesure que je découvrais cette perspective, j’entendais comme par hasard autour de moi que le Joueur était infréquentable, qu’il avait des mœurs de macho beauf, qu’il n’était pas si intéressant que cela, presque analphabète bien que grand stratège. Des gens d’influence me faisaient comprendre qu’il serait toujours possible de faire sa rencontre, qu’une séduction n’était pas hors de portée, mais que je tomberais de haut. Il avait depuis longtemps oublié ses racines de garçon de cité épris de justice. Je préfère entendre son langage magnétique dans mon appartement, regarder une photographie où il a les larmes aux yeux, l’entendre m’expliquer qu’il est ému quand il me voit perdu, cherchant ce qui m’arrive. Alors je m’allonge sur mon lit pour embraser son nez et ses joues sur cette image qui reste lumineuse dans mes yeux fermés. Je le console. Mon corps tressaute de manière spectaculaire. Et je me gratte de partout tout comme il est pris de sérieuses démangeaisons lorsqu’il apparait en interview. Je me dis que le rêve africain n’est pas vain. Et que le changement du reste du monde sera à son image.