Pour Cyril Lemieux, sociologue spécialiste des médias, l’explication à ce bouleversement puise sa source dans l’accession à des postes clés d’une population sensibilisée à l’idéologie de Mai 68 et donc, fortement politisée à gauche. La période post-soixante-huitarde a ainsi vu s’accroître le nombre d’étudiants français « marqués par une culture anti-constitutionnelle, détentrice d’un refus grandissant des rapports hiérarchiques, que se soit dans le cadre de l’université, de la famille, ou de l’entreprise » [1]. Intégrant les différentes sphères de la vie publique, les enfants de cette évolution ont transformé le visage et le fonctionnement des institutions. Deux d’entre elles ont particulièrement été touchées par ce phénomène : les médias et la justice.
Dans les tribunaux, le début des années 80 marque « l’arrivée de nouvelles générations de juges d’instruction issus des classes moyennes – appelés juges « rouges » – et porteurs de dispositions soixante-huitardes ». Ils permettent à la corporation de s’affirmer et de dénoncer la « mainmise du pouvoir politique sur la justice » [2]. S’en suit une vague de procédures judiciaires mise en place par des juges désireux de faire éclater au grand jour la vérité. A l’époque, ils trouvent deux alliés qui se vouent au même objectif ou l’approuvent : les journalistes, intéressés par l’aspect démocratique de la démarche et le grand public, qui affiche sa volonté de briser les tabous [3].
« Cette déferlante judiciaire était due à différents facteurs, à la fois de règlements de comptes, de changements législatifs concernant les financements politiques, mais aussi de l’émergence d’une génération de juges », se rappelle Karl Laske, journaliste au service « Société » du quotidien Libération. « Dans cette déferlante, les journaux ont eu besoin d’avoir du répondant. Les journalistes ont beaucoup travaillé sur cette actualité judiciaire, en faisant du suivi judiciaire documenté et des enquêtes. A la marge, ils ont produits un certain nombre de révélations, ont fait parlé des témoins. Bref, ils ont suivi cette vague. » [4].
Dans les rédactions, la révolution a toutefois déjà commencé depuis les mensonges révélés de la Guerre d’Algérie et l’affaire Ben Barka, qui a marqué la carrière de l’un des premiers « investigateur » français : Jacques Derogy. L’autre grand acteur de ce changement de mentalité s’appelle Le Canard Enchaîné qui, notamment avec l’arrivée de Claude Angeli à sa tête, va faire de l’investigation politique son cheval de bataille [5]. Car en 1972, le Watergate, légitimant une presse plus pugnace, provoque un électrochoc dans les rédactions. Appuyé par l’opinion publique, qui donne de la valeur aux premières révélations, le journalisme d’investigation s’emballe au moment de l’affaire des écoutes illégales du Canard Enchaîné, en 1973. Avant d’exploser, huit ans plus tard, sous la présidence de François Mitterrand.
Lire ou relire sur Bakchich.info l’épisode précédent du blog de Benoit Pavan :
Voir aussi le blog professionnel de Benoit Pavan : http://benoitpavan.wordpress.com/
[1] Lemieux, Cyril, Heurs et malheurs du journalisme d’investigation en France, paru dans Delporte (C.), Palmer (M.), Ruellan (D.), dir, Presse à scandale, scandale de presse, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 85-96.
[2] Champagne, Patrick, Le Canard Enchaîné, de la satire politique à la défense de la morale publique, Année 2000, Volume 131, Numéro 1, p. 31.
[3] Lemieux, Cyril, Heurs et malheurs du journalisme d’investigation en France, paru dans Delporte (C.), Palmer (M.), Ruellan (D.), dir, Presse à scandale, scandale de presse, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 85-96.
[4] Propos recueillis le 29 avril 2008 à Paris, dans les locaux de Libération
[5] Marchetti, Dominique, Les révélations du « journalisme d’investigation », Actes de la recherche en sciences sociales, In Liber, Numéro 7, 1991, Numéro 1, p. 6-8.