Au journal, une reporter du service Etranger m’assura que Georges, mon passeur pour Belgrade, était « un mec super ». Elle l’avait eu comme interprète et homme à tout faire et elle ne tarit pas d’éloges sur lui : ancien videur de boîtes de nuit à Londres :
Il est haut en couleurs, c’est un phénomène, c’est vraiment agréable de travailler avec lui.
Un mec « comme ça », donc. J’étais rassuré.
Je passai ma dernière soirée parisienne à faire mes bagages. Un amant irrégulier, petit voyou de St Denis, me rendit visite avec sa copine qui me lança des regards furibards. On fuma des pétards. Je me disais que c’était pas terrible, la veille d’un reportage, vu mon état psychologique. Mon amant en remettait une couche en me confiant plusieurs fois à voix basse que ça chauffait, qu’il avait « fait une grosse connerie ». Je n’en savais pas plus, il me fit peur.
Je pris le lendemain un taxi G7 pour l’aéroport. Le chauffeur était bizarre. Il voulait faire la conversation et à l’arrivée me dit :
Méfiez-vous du feu. Il ne faut pas jouer avec. Vous pourriez vous brûler.
Je lui demandai :
Pourquoi dites-vous ça ?
Comme ça.
A l’aéroport, je voyais des flics en civil dans tous les sens, dans tous les coins. Je savais les reconnaitre comme pas un. J’étais certain qu’ils étaient là pour moi. Ils me regardaient, se faisaient des petits signes entre eux. Je n’avais pas le choix. Mon arrestation aurait lieu au passage de la frontière. Je la franchis en me voyant en garde à vue. Il ne se passa rien. Ils voulaient peut-être que je partis au Monténégro. Je me sentais toujours surveillé. Dans l’avion pour Rome, un homme se leva plusieurs fois pour aller aux toilettes. A chaque fois il me regarda avec insistance comme pour me signifier que je devais savoir qu’il m’avait repéré, jouant de sa main avec un porte-carte en cuir. Il avait un imperméable comme l’agent de la CIA de la gare des Invalides. On aurait dit un commissaire des RG ou de la DST.
A Rome, j’avais un transfert pour Dubrovnik. Des regards s’attardaient sur moi. Je sentais une tension impressionnante, des respirations coupées, des gestes lents et contrôlés comme si l’on craignait, autour de moi, l’explosion du bombe. Nouveau ralentissement près d’un poste de douaniers. Je retins mon souffle. Toujours pas d’interpellation. Les hommes en uniforme détournèrent la tête. J’en conclus qu’on avait changé de consigne à mon égard.
J’embarquais pour la ville croate alors qu’une Marocaine pleurait la mort de son roi. J’attins Podgorica en changeant de taxi à la frontière où m’attendais mon collègue envoyé spécial de retour de Belgrade. Il n’était pas très bavard, ni chaleureux. Il me signifia simplement que je pouvais avoir toute confiance en Georges, qu’il était « hyper-sympa ». Puis il partit.
Arriva ce fameux Georges, baraqué comme une armoire à glace. Il était étrange. J’avais les nouvelles de Salinger sous le bras. Il m’arracha le livre, très énervé, me demanda comment je pouvais être fier de lire une chose pareille. Il m’emmena chez lui. Sa femme apparut au fond de la pièce avec son bébé. Georges se précipita pour lui arracher l’enfant tout en me regardant avec des yeux furieux, menaçants et contrariés. Il partit le remettre au lit. C’était donc lui mon passeur. Je n’étais pas tranquille d’avoir à franchir des checks-points dans la clandestinité avec ce sanguin pour Belgrade. Il me manifestait de l’hostilité à chaque instant.
Podgorica était triste avec ses immeubles staliniens alignés sur des mêmes axes. Georges m’emmena dans l’un d’eux prendre possession dans un appartement du rez-de-chaussée une nuit avant notre départ du Monténégro. Il me hurla dessus :
Ne sors pas. Ca pourrait être dangereux pour toi.