L’ivre
Comme des mots de rien, lancés comme des cailloux contre des fenêtres.
Comme des mots de rien, dits les yeux levés au ciel, dans un profond soupir de détachement.
Comme des mots de rien, acérés comme des poignards qui fendent des peaux de rien.
Les mots sont nos ennemis intimes les plus précieux. Ceux qui disent tout, tout en sachant ne rien dire. Ceux qui frappent avec des fleurs, serrent avec des sourires, tranchent avec des baisers. Les mots disent l’endroit et l’envers, taisent les silences et les font résonner de plus belle, aiguisent les angles et arrondissent les comptes.
C’est donc tout naturellement avec Des mots de rien, que Garance, la petite fleur qui crache du rouge, nous fait partager l’enfance, l’adolescence, l’amour envers et contre tout, envers et contre le non-amour, l’oubli d’amour, la paresse d’amour. Récit cruel, autofictionnel ? Premier roman de qualité, inventif et original. La jeune auteure choisit de se raconter à travers les autres, l’air de ne pas y toucher. Comme un jeune modèle qui se laisse peindre, dépeindre, repeindre, et dont les lignes incertaines sont gommées d’une main rageuse, appuyées à gros traits, en pointillé, disparaissent marquant le papier, elle patiente, sait qu’elle finira par apparaître. Chaque chapitre est prétexte à une nouvelle pose, un nouvel angle, une nouvelle lumière.
Garance dessine son héroïne à travers les surnoms qu’elle a portés, des attributs dont l’on vous affuble en vous demandant rarement votre avis. Ces surnoms, diminutifs, petits noms sont autant de stigmates qui en disent aussi long sur une existence que les petites cicatrices aux genoux. Un chapitre, un surnom, de "Dine" à "Mademoiselle S", de "Sansan" à "Souillon", la narratrice dénonce, défend, revendique, affirme page après page sa liberté endémique, galopante, effrénée.
Mais si le nom que l’on porte peut évoquer, comme je le pense, certains traits de notre caractère, Garance nous apprend qu’un surnom, un sobriquet en dit long par ailleurs sur celui qui le donne. Ainsi, chaque petit nom porté par l’héroïne devient prétexte à un portrait cocasse : du grand-père au petit voisin, de la grand-mère à la copine de bahut, de la tante au beau-père.
« Cosette entend certaines choses parfois. "Grosse vache", "Connasse", Vieille peau", "grosse paysanne flasque"… Et elle est bien contente qu’il ne l’appelle que Cosette finalement. »
Chaque surnom parle des autres en creux. Une galerie sans concession, ni condescendance. Jamais de misérabilisme, plutôt la froide analyse d’une laborantine qui dissèque jusqu’à l’os même si le sujet souffrant est elle-même. Car alors, c’est une douleur froidement évoquée, comme si la narratrice, qui n’est ni tout à fait Garance, ni tout à fait une autre, avait la faculté de se dédoubler, de sortir de son propre corps pour se regarder.
Tout avait pourtant commencé comme dans un conte de fées. Il était une fois un roi, une reine et une petite princesse blonde aux yeux bleus qui souriait beaucoup. Cela commençait bien, cela commençait par "poupée". Mais un peu comme dans la chanson de Téléphone, l’histoire vire au noir lorsque le roi boit, la reine ramène des beaux-pères proches de l’à-peu-près entre deux dépressions et les princesses dauphines grandissent et ravissent le peu de tendresse qu’il y a se partager. Du conte de fées au compte des faits, violents, mutilants mais riches en humanité, en vitalité, "poupée" deviendra "mon cœur" à travers le récit exact de l’enfance qui ne s’oublie jamais. Au fil des pages, l’héroïne marche vers la femme qui se dessine entre une mère-enfant qu’il faut faire vomir avant de la mettre au lit et des sœurs adorées et haïes.
On serre les poings avec elle, des poings enfoncés dans les poches pour les cacher, à les crever. La petite fille encaisse, et nous avec. On n’échappe pas à la cruauté. Parfois les larmes montent, souvent l’on sourit devant la verve de cette plume bien embouchée. On se laisse surtout embarquer par ces mots de rien qui font tant de bien à lire, d’une poésie souvent juste. Pour Garance, les mots sont des armes qu’elle manipule avec l’enivrement d’une adolescente qui vient d’abandonner ses jouets. Un livre en colère, mais d’une colère saine, une colère-moteur qui essaime la vie, la faim et la soif plutôt que la satiété et l’apaisement.
Comme des mots de rien…, Garance. TheBookEdition. 15 €.
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