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Pas d’hirondelle pour Jeannot

Jean Ferrat / mardi 16 mars 2010 par Jacques Gaillard
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Enterrement - Jean Ferrat ne verra pas les hirondelles du printemps, cette année… Pour lui, l’hiver définitif est arrivé sans tambours, sans trompettes, mais pas sans nostalgie pour nos petits coeurs….

Il y a des gens qui, comme ça, d’emblée, ont une tête de prolo, une silhouette ouvrière, un style peuple de gauche. Jean Ferrat jeune, dégingandé, tout en angles, le cheveux taillé court (« coiffé propre », aurait dit ma mère, oreilles bien dégagées), semblait porter sur lui l’odeur fraîche du savon de la douche d’après turbin, quand on sort de l’usine, avec son bleu et sa gamelle dans le sac de plage, et qu’on va se jeter un galopin avec les poteaux chez Riton.

Il avait les costumes gris sage portés sur un col boutonné sans cravate que l’on mettait pour les réunions de cellule importantes, les enterrements et la fête de l’Huma. Il avait la maigreur des honnêtes travailleurs, et le sourire fier de la classe ouvrière lorsqu’elle aime son boulot et croit aux syndicats. Il avait la voix grave des dialecticiens sobres démaquillant le « grand soir » de ses fards romantiques. Et pourtant, il n’était qu’un « compagnon de route », un amoureux calme de la culture populaire, un sentimental lucide, un non-bourgeois bien conscient d’avoir grandi à la lisière du prolétariat et de l’artisanat ; en un mot, un artiste qui avait ses raisons d’être de gauche, et qui, par conséquent, composait sa garde-robe en fuyant les paillettes, comme il composait ses tours de chant en fuyant les modes et sa vie en fuyant la ville, ses poulets aux hormones, ses censeurs, ses imposteurs.

Lui seul portait sur scène ou devant les caméras impitoyables de la télé des pulls gris à carreaux gris qui semblaient achetés au marché de Courbevoie, des blousons de toile truffés de poches inutiles, des chemises tristounettes comme un rayon d’Uniprix en 1963. En face, Cloclo se trémoussait dans le bling-bling des « petits cons », comme le dit, justement, une des chansons de notre dandy prolétarien…

Vous avez dit poète ?

La guitare des années 50, c’était alors l’arme absolue de la culture de gauche, avec des lambeaux de guerre d’Espagne coincés entre les cordes, un brin de Picasso, trois accords de Garcia Lorca, parfaite épouse à gratter pour ces fiers célibataires des scènes de cabaret, timides comme Brel, grognons comme Brassens, angéliques comme Béart. Ce type de chanson avait choisi sa rive, et c’était encore la gauche. On jouait le texte contre la rengaine, la mélodie contre le rythme, la qualité contre le bruit. Et cela plaisait à une France jeune qui n’avait pas encore assez raté ses études au point de s’imaginer que Benabar ou Biolay, c’est de la poésie.

Le jeune Jean Tenenbaun a passé un cap en devenant Ferrat : sa rapeuse à la main, il est un peu partout où se mitonne de la jolie chanson (on ne parlait pas encore d’un « super son »), cueillant des textes (on ne parlait pas encore de «  lyrics »), fignolant des mélodies à la fois classiques et subtiles (on ne parlait pas encore d’ « after beat  »). Il cueille de l’Aragon à ne plus savoir qu’en faire, puisant dans les vers sidérants du dernier des élégiaques (lisez de près : il y a du surréalisme à revendre dans ses métaphores…), dans ce trésor pillé aussi par Ferré l’anar, Ogeret le militant, Brassens l’ours et même, à l’occasion, Montand ou Gréco, le grand mac et la muse. Etre poète, c’est d’abord sentir la poésie des autres, la lire, s’en gaver, la faire chanter dans sa tête (les Français n’ont pas ce don, pour eux, la poésie commence et finit dans les leçons de récitation) : Ferrat apprend en lisant, et sa musique semble aller si naturellement aux mots qu’elle est déjà, elle aussi, de la poésie.

Devenu bon parolier, il ne cessera jamais d’être un excellent mélodiste, même lorsqu’il trousse une rengaine simpliste (Sacré Félicien) ou plante une indignation sur douze accords (Bilan). Et l’interprète ? La voix est juste, chaude, grave, bien tenue, mais, finalement, peu expressive. Heureusement, il y a du texte, et ses chansons sont de celles que l’on ne se contente pas d’entendre, on les écoute.

Itinéraire

Ferrat avait aussi cette belle pudeur qui est la qualité indispensable d’un certain type de grands talents : les excellents second rôles. Oui, installés au second rang dans le casting des ferveurs populaires, ils n’ont pas de « fans », ils ont des habitués, comme les meilleurs bistrots, où l’on sait trouver toujours ce que l’on cherche ; ils ne suscitent pas des passions, mais des amitiés ; on ne les attend pas comme le Messie, mais on est content de les retrouver ; c’est ce qui les rend inoubliables. Ils apportent, à leur art, une touche extrêmement personnelle, comme Carmet le fit au ciné, où il n’était jamais mauvais, ce qui est, en soi, très difficile. Ferrat n’occupa jamais le premier rang de la scène, il reste un produit de fond, comme les bons livres que l’on n’a jamais cessé de lire, et qui ne cherchent pas un public, puisqu’ils l’ont …

Néanmoins, quand Ferrat s’évanouit dans la montagne ardéchoise, on put croire qu’il allait se dissoudre là comme Ferrer dans le Lot et Rimbaud en Abyssinie. Eh bien non, il avait fait son camp dans nos mémoires, il mit l’exode rural en octosyllabes, ce qui n’est pas rien, il cultiva ses moustaches jusqu’au ridicule, il repiqua encore deux ou trois rangées d’Aragon pour passer tranquillement l’hiver, et, entre deux belotes et trois pétanques, en se gardant bien de jouer à l’oracle politique, il sut nous avertir d’une effarante vérité : la marche forcée vers l’imbécillité collective était engagée. Le Formica et le poulet aux hormones, c’était ça, les «  trente glorieuses », côté peuple, pas côté banques. On ne s’en est pas encore remis aujourd’hui. On n’a gardé ni le Larzac, ni nos illusions, et la classe ouvrière est en liquidation. La France de Ferrat a vieilli avec Ferrat, et maintenant, comme lui l’avait, elle a le cancer. Attention aux mauvaises chutes…

Coup de blues

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à mourir comme ça ? Faire l’éloge de cette « exigence de qualité », c’est bien beau, mais où est la relève ? La vie artistique est devenue un tourniquet : un tour de Têtes Raides, un tour de Miossec, un tour de Delerm, un tour (pas plus) de Juliette, à qui le tour ? Nulle part, on ne sent monter une œuvre. Ferrat, c’est une œuvre qui s’est éteinte. Higelin le caméléon est peut-être le dernier, et il n’est pas fou d’aimer Johnny simplement pour sa seule longévité. Le reste… Des grandes voix, peut-être. Mais des grandes chansons ? Oui, c’est une vraie question : que chanterons-nous dans vingt, trente ans ? Le temps des cerises, comme, justement, Ferrat ?

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13 MESSAGES
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Forum

  • Pas d’hirondelle pour Jeannot
    le dimanche 21 mars 2010 à 00:09, Thalasrum a dit :
    Bel article. Mais vous oubliez cependant les charognards des mass-médias qui l’ont volontairement laissé dans l’oubli pour mieux venir servir leur soupe insipide dans laquelle il aurait craché… Ils sont revenus voir Ferrat quand celui-ci ne pouvait plus répondre. Voir TF1 lui consacré deux reportages deux soirs consécutifs, si ce n’est pas un scandale !!!!
  • Pas d’hirondelle pour Jeannot
    le samedi 20 mars 2010 à 03:30, Saine colere a dit :
    Palais des sports ,Paris. derriere Lui un immense drapeau tricolore que vient "effleuré "une banniere rouge . JEAN FERRAT,entonne "MA FRANCE " Quel hymne , quelle puissance, quelles convictions ! "MA FRANCE " toujours d’actualité frissons et immense tristesse aujourd’hui encore . Un membre de la famille est parti ,un HOMME qui malgré son silence, des dernieres années , est present en nous et le restera à jamais . Merci pour votre vie Monsieur FERRAT .
  • Pas d’hirondelle pour Jeannot
    le vendredi 19 mars 2010 à 16:46, sandgirl a dit :

    Bel hommage. Malheureusement c’est sa mort qui m’a donné à entendre et mieux connaître l’homme et le chanteur et le poète et le militant car, depuis le Québec, ses grands succès m’étaient à peu près les seuls connus. Daniel Mermet lui a consacré une émission très émouvante…

    Les chansons que j’y ai entendues éclairent notre compréhension du monde et nous insufflent joyeuse légèreté et force tranquille.

    Et Saez, parmi la relève ?

  • Pas d’hirondelle pour Jeannot
    le jeudi 18 mars 2010 à 00:17, cassandre a dit :

    La disparition des humains comme Jean Ferrat me donnent envie de pleurer.

    Il incarnait la vraie gauche, pas ce Ps merdique, parasité par des cadres indéboulables…

    j’ai voté front de gauche en son honneur. C’était émouvant de voir une certaine génération à son enterrement, je les regardais chanter et je me disais quelle chance ils ont dû faire mai 68, ils ont été au cœur des grandes luttes et ils n’ont pas perdu leur fondamentaux.

    Je me demande qui sera la mémoire de ces luttes qui valent aujourd’hui à chaque français de partir en vacances, d’avoir la sécurité sociale, tous ces acquis dont la nouvelle génération "texos" n’a pas conscience.

    Tous ces acquis qui sont en train d’être dessossés par les héritiers des vieux requins, les (sarkozy, copé et compagnie)issus du même gang de cette quintessence de toutes ces droites les plus sales qui sévissent sous la Veme République.

    Le malaise se ressent dans tous le pays et pas un pelé dans la rue pour manifester, oui mais Thibault n’est pas Ferrat, il n’appréciait pas la cave de l’Élysée …

  • Les hirondelles sont tristes
    le mercredi 17 mars 2010 à 23:14, Annick a dit :

    Pourtant que la montagne est belle Comment peut-on s’imaginer En voyant venir les hirondelles Que Ferrat vient de nous quitter

    Magnifique témoignage ! J’envie le bonheur de ceux qui l’ont côtoyé. Je partage leurs larmes.

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