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Des aboiements à l’aube

vendredi 26 janvier 2007 par Akram Belkaïd
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J’ai eu du mal à réaliser ce qui se passait ; du mal à comprendre de quoi il s’agissait. Bien avant l’aube, des aboiements furieux m’ont arraché à un sommeil conquis tardivement. Dans le no man’s land qui sépare la terre des songes de la première conscience, j’ai d’abord pensé que je m’éveillais dans ce qui fut longtemps ma chambre, quelque part dans les hauteurs d’Alger, à la lisière d’une forêt d’eucalyptus dont il demeure encore quelques vestiges, et de vergers décimés par le béton. Le plus étonnant, c’est que je n’ai pas cru que ce retour à la perception des choses se faisait dans les temps actuels. Non, tout en déchiffrant les signes rouges du radio-réveil, j’étais persuadé, vraiment persuadé, d’être à Alger, à l’orée des années 1990 quand la tempête levait.

Toute la distance parcourue entre cette date éloignée et le moment où, la veille, j’avais réussi à m’assoupir, n’était plus qu’un simple point qui effaçait tout vécu et que résumait une pensée sortie du coton nocturne : « tout cela n’a été qu’illusions, bonnes et mauvaises ». Je m’éveillais donc avec une sensation mitigée, mélange de celles éprouvées quand on réalise que l’on a juste rêvé, ou, au contraire, que l’on a réussi à s’extirper d’un mauvais cauchemar. Il n’y avait pourtant ni soulagement ni regrets mais juste un peu de surprise.

Ainsi, mon cerveau me commandait-il de me croire à Alger, plus jeune d’une bonne quinzaine d’années, écoutant avec inquiétude les bruits en provenance des environs, m’attendant à saisir de vaines alarmes relayées parfois par des appels sortis des minarets. Convaincu d’être revenu à cette « époque-là », je guettais le moment où allaient claquer les premières détonations, ces jets aux sonorités sphériques qui font la caractéristique des rafales d’armes automatiques russes. Je savais que viendrait ensuite un bref silence, très vite troublé par de nouveaux tirs accompagnés par de longs aboiements apeurés.

Dans le même laps de temps, je craignais de percevoir le ronflement des véhicules lourds et me demandait s’il ne valait pas mieux grimper sur les citernes de la terrasse afin d’y attendre le petit jour ou d’y rester au moins jusqu’à ce que, un peu honteux, je me sente rassuré par le spectacle d’un convoi aux fenêtres grillagées s’éloignant, avec à son bord, un voisin dont je me dirais, très vite, sans trop réfléchir, que cela lui pendait au nez.

Dérouté par ma méprise, j’ai fini par reprendre mes sens et revenir à la réalité. Comment avais-je pu croire, ne serait-ce qu’un seul instant, et même au réveil d’une courte nuit, que tout ce qui a réellement précédé depuis tant d’années n’avait été qu’inventions oniriques ? Et puis, j’ai compris. C’était la faute aux chiens. Avec leur vacarme, ils m’avaient fait reculer de plus d’une décennie en ouvrant par effraction la vanne de ces souvenirs que je pensais avoir réussi à bien caler au fond d’une caisse hermétique.

Cela peut paraître paradoxal, mais on entend très peu les chiens aboyer à Paris, surtout la nuit. Leurs maîtres les dressent pour se taire et ceux qui n’obéissent pas provoquent la colère et les pétitions des voisins. Dans mon immeuble, de temps en temps, il y a bien un caniche qui proteste, ses petits hoquets ridicules indiquant que ses maîtres ont vraisemblablement oublié de le sortir pour qu’il aille déposer ce qui reste de sa digestion sur le trottoir. Mais cela s’arrête là. Parfois aussi, de jour, deux canidés peuvent se chercher noise durant quelques minutes sous le regard indulgent ou inquiet, c’est selon, de mamies désoeuvrées. De petites batailles dérisoires qui ne font même pas se retourner.

Mais cette nuit-là, il s’agissait bel et bien d’une meute déchaînée. Je me suis finalement levé et par la fenêtre froide où glissaient quelques écailles rondes, je l’ai aperçue galopant sur le terre-plein en béton, le long de la voie ferrée. Les bêtes couraient en tournoyant sur elles-mêmes, leurs gueules ouvertes et leurs flancs maigres se percutant les uns contre les autres, le tout formant une bourrasque vivante dont la couleur fauve était accentuée par les rais vaporeux des réverbères.

Tout peut recommencer

D’où sortaient ces chiens ? Mystère. C’était bien la première fois que j’en voyais autant et surtout sans maîtres et sans laisses. Il existe peut-être des wagons fourrières où l’on transporte de nuit des animaux de ce genre destinés à des expériences sûrement peu avouables. En tous les cas, j’ai lu avec attention la presse du lendemain, et il n’était signalé nulle part qu’une bande de chiens s’était échappée d’un quelconque endroit. Ce qui m’intrigue le plus, c’est que mes voisins n’ont rien entendu et je pourrai croire avoir rêvé si je n’avais pas vu la meute de mes yeux, l’observant jusqu’à ce qu’elle se perde dans le noir des entrepôts.

Je ne me suis pas recouché et j’ai continué à fouiller l’extérieur du regard. Sans m’en rendre compte, j’ai retrouvé le lien avec certaines nuits d’antan, celles où les sens en alerte et les prémonitions ordonnaient d’attendre les premières lueurs. Debout. Pour être sûr… Juste un peu sûr. Tout cela à cause de ces chiens qui ne sont sur terre que pour chasser les anges et semer la confusion.

Pour tout dire, je crois qu’il n’y a pas que les chiens qui ont été responsables de ce désordre sensoriel. Ce retour involontaire aux temps qui ont précédé la folie est aussi venu de la lecture d’un roman qui devrait faire parler de lui en Algérie (*). Il s’agit d’un polar qui, explique l’éditeur, s’inspire librement « d’une affaire qui a défrayé la chronique en France en 2002 et 2003, avant de se solder par l’un des plus grands scandales financiers de l’Algérie d’aujourd’hui ». Ce n’est pas surprenant. Il fallait bien que la littérature s’empare de l’affaire Khalifa. Ce livre, dont l’auteur serait un haut fonctionnaire ayant quitté l’Algérie et travaillant dans une organisation internationale, est féroce. Pour le pays, pour nous tous. Surtout, il réveille des sentiments et des sensations qui refusent d’être relégués aux oubliettes. En achevant de le lire, on perçoit mille aboiements tourner dans sa tête et on se dit alors que tout peut recommencer.

(*) L’envol du Faucon vert, Amid Lartane, éditions Métailié, 9,5 Euros


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