L’éPURé N° 11
Emily rêve éveillée. Ses pensées vivent, tant elles sont présentes, et sont peuplées d’êtres enchanteurs qui lui sont proches et pourtant si différents ; elles sont peuplées d’histoires et de couleurs qui suffisent à son bonheur.
Pendant ce temps, dans cette autre Histoire, qui dure depuis plus de six millions d’années, ses semblables accélèrent encore, alors qu’ils ne connaissent la civilisation que depuis quelques sept mille ans. Le monde sprinte, fonce, toujours plus vite, produit toujours plus, sous leur emprise. Vers un but inconnu. Le XXIème siècle est déjà une machine folle alors que le calendrier n’affiche que 2009. La compréhension et le rapport au temps s’en trouvent bouleversés. Leurs enfants sont en compétition dès les premiers pas. Compétition entre pays, compétition entre entreprises, compétition entre les hommes et les femmes pour répondre à la « nécessité » d’avoir une place, gage de survie, dans ces parkings géants que sont devenues les sociétés humaines. Cours Forest, cours, toujours plus vite ! Tu réfléchiras, tu vivras… après ? Une autre fois ? Qui peut dire pourquoi ? Quel est le sens premier de cet emballement dont ses congénères commencent à déceler les limites ?
Crise du temps qui passe. La Terre est devenue toute petite, trop petite pour l’ambition humaine.
Pendant ce temps, Emily regarde ce paysage éternel, « son » paysage éternel, s’étendre au loin devant elle, et en découvre les changements jour après jour. En février à cette heure-ci, il n’y a personne sur la promenade Racine à Uzès. Après cette courte halte à recevoir les paroles réchauffantes du soleil, elle descendra « en bas », dans la vallée, puis remontera de l’autre côté pour devenir partie intégrante du paysage dont son regard se nourrissait quelques instants avant. Pour rien, comme ça.
Loin du mouvement de la petite ville, elle profite de ce moment. Cela n’a pas toujours été le cas. Elle s’est longtemps mêlée à l’agitation locale, il y a longtemps. Elle pouvait sortir en un rien de temps un dossier complet sur l’intégration des ressources humaines dans un projet de développement économique local aussi bien qu’une étude chiffrée concernant l’incidence sur le trafic et l’environnement de la construction hypothétique d’une voie rapide à 15 Kms du centre ville. Tout faire pour finalement ne rien ressentir d’essentiel. Pour que la vie passe. Une vie technique, la technique est la reconnaissance de l’être par ses pairs pense-t-elle aujourd’hui.
Elle ne savait plus quoi faire d’elle-même au milieu de ce nulle part, et a rompu le contrat. Pause. Pour arriver à survivre autrement en temps de paix.
Pendant ce temps, Michel téléphone à son client de 10 heures pour dire qu’il sera en retard, parce qu’il ne veut ou ne peut pas dire non à une urgence qui n’en n’est pas une, parce que des huit rendez-vous qu’il a pris aujourd’hui, il en assumera huit quoi qu’il arrive. Et ce soir, il ira à sa réunion d’urbanisme local, avant de consacrer un court moment à sa famille, à son « chez soi » ; et demain soir ce sera l’association du théâtre, et vendredi… Mais le week-end n’est pas loin, et même s’il doit poser une fenêtre au toit et faire les courses, et aussi appeler quelques amis car il faut entretenir le lien (et même peut être prendre un verre en ville si l’un d’entre eux est disponible, François ce serait bien puisque ils doivent parler d’un projet d’importation de tuiles bulgares), et peut être faire un saut à l’exposition sur le bio dans le Gard, car « on compte sur toi » lui a dit quelqu’un, mais il ne se souvient pas qui… il lui restera bien quelques instants pour… qu’est ce qu’il voulait faire déjà ?
Pendant ce temps, Emily est rentrée et écoute cette chanteuse qui lui avait tant plu chez son amie Sandra : Joanna Newsom « Ys ». La harpe et le violon l’emmènent dans ce pays nouveau, le chant céleste la fait voler pour de vrai, les paroles qu’elle ne comprend pas lui racontent une histoire différente à chaque fois, une histoire faite de grandes étendues vierges, où le gris est réservé à la beauté du ciel et se marie harmonieusement avec le vert des champs à perte de vue.
« Le XXI° siècle sera spirituel ou ne sera pas » A-t–elle lu. Elle a lu aussi que cette phrase attribuée à Malraux, a été démentie par lui-même. Bizarre. Elle aime bien pourtant. Devant ces mots, elle peut s’arrêter, réfléchir. Faire la pause. Comprendre.
Dehors, les odeurs se réveillent et les étourneaux parlent d’un monde vu du ciel. Un monde plein de promesses.
Grégory Hadjopoulos