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Linder ou ma vie d'artiste underground

16 janvier 2009 à 14h30
Qui est-elle ? Une artiste. Assurément. Une chanteuse ? Encore un peu. Une visonnaire ou seulement une vision sur son époque. Une amie chère. Une femme. Féministe sans être militante. Une fille de son temps, qui dégageait une puissance érotique difficile à canaliser, qui faisait courir tout le gratin de la cinglerie mancunienne des late 70’s. Une punk.

J’ai découvert Linder à travers ce qu’on disait d’elle dans un livre feuilleté entre deux étals de la librairie Parrallèles à Paris, The Severed Alliance, bio honnie et non-autorisée de Morrissey, ex-chanteur des Smiths, ex-pygmalion et actuel rentier de la scène pop des 80’s. Les quelques allusions à Linder étaient assez détaillées pour au final en avoir un portrait flatteur et en même temps tellement plein d’ellipses que j’imaginais cette femme comme une Nico éthérée (ce qu’elle n’était évidemment pas), plus préoccupée de son art que des adorateurs pâmés qui fleurissaient sur son passage. Aucune photo, aucun document sonore, un nom évoqué une dizaine de fois au cours des 303 pages. Après avoir refermé le livre, Linder m’apparaissait comme un concentré de mystère, une personnalité totalement underground, une essence de bizarre, un parfum de souffre, et une génératrice de fantasmagorie en puissance.

Artiste et punk

Linda Mulvey était encore étudiante en art à la Polytechnic de Manchester quand elle s’est appelée Linder. Elle habitait dans le quartier chaud de Whalley Range, une maison surnommée "the home of the bedsit" au 35 Mayfield Road avec son petit ami, Willie Trotter. Très vite, leur repaire devient le lupanar des jeunes pousses musicales locales. Avec Willie, bassiste de son état, elle forme, comme une évidence, le groupe Ludus (le jeu en latin) qui deviendra une sommité de la scène punk locale, et met son art au service des Buzzcocks pour qui elle désigne des pochettes, comme celle-là.

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Photo Wikipedia

Elle sympathise avec un jeune homme timide, inaltérablement attiré par la scène punk, qui, pour le moment se contente d’être critique rock en dilettante pour d’obscurs fanzines et accessoirement chanteur de l’éphémère Nosebleeds, dont le batteur est aussi celui de Ludus. Avec Linder, Morrissey tombe amoureux (peut-être), passe son temps à errer dans Whalley Range mais surtout parmi les tombes de Southern Cemetery dans le quartier de West-Didsbury sur lesquelles ils rejouent les scènes de Billy Liar. La légende et l’anecdote s’arrêtent là.

Chanteuse et féministe

Car si elle est aujourd’hui surtout connue des fans de Morrissey comme étant sa seule véritable amie, pour les pochettes qu’elle a réalisées pour lui et les photos qu’elle a prises, Linder a sa fascinante histoire à elle. Tête chantante de Ludus, elle est également une tête pensante, imprégnée du féminisme ambiant. Sur un double EP des meilleures chansons de Ludus édité en 2002, on trouve des titres aussi éloquents que The Seduction, le très étonnant I Can’t Swim I Have Nightmares, durant lequel elle s’écrie à plusieurs reprise qu’elle est ’in control". Le très bizarre Mother’s Day ou encore Anatomy Is Not Destiny, Unveiled (A Woman’s Travelogue) et Herstory.

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Photo Amazon.com

Son écriture est féroce et lyrique. Portée par la musique de Ludus, elle évoque l’intériorité et la place au rabais occupée par les femmes dans le monde moderne. Son graphisme et ses collages également.

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Linder, Untitled Photomontage, 1978, Courtesy the artist & Stuart Shave Modern Art

Les mystères de la menstruation

Très influencée par l’oeuvre de Pénélope Shuttle et Peter Redgrove, The Wise Wound, elle conçoit une collection de bijoux menstruaux à base de tampons périodiques trempés dans de l’encre rouge. (Elle a renoncé à utiliser du sang car la coagulation ne rendait pas l’effet escompté). Il s’agissait de déplacer le concept du cycle féminin et le phénomène de la menstruation hors de la seule sphère biologique, dans laquelle ils sont relégués, pour en faire une expérience sacrée qui recouvre et célèbre les secrets de la féminité. Une pratique ancestrale si l’on en croit les auteurs qui expliquent dans un chapitre intitulé "Does The Moon Menstruate ?" qu’il y a 4 000 ans, les hommes fabriquaient déjà des bijoux menstruaux.

Robe en viande crue

Le sommet de la brève carrière de Ludus reste indéniablement leur unique concert à l’Haçienda, salle mythique de Manchester, sur laquelle Linder est apparue vêtue d’une robe confectionnée avec de la viande crue, qui s’ouvrait sur un énorme godmichet noir, tandis que ses copines de City Fun, un magazine d’art mancunien, jetaient des abats de poulet emballés dans des pages de magazines gay, sur le public, depuis le balcon. Des tampons et des cigarettes tachés d’encre rouge avaient grâcieusement été disposés dans les pissotières.

Pourquoi la carrière de Ludus est-elle morte-née, bien que le groupe soit remonté sur scène il y a quelques années ? Pourquoi Linder, aujourd’hui Linder Sterling, est-elle restée dans l’ombre bien qu’elle soit parfois reconnue en tant qu’artiste et parfois exposée ? Certainement parce qu’aussi bien qu’elle ne jouait pas de sa sensualité et de son pouvoir d’attraction sur son entourage, elle a refusé de se laisser aller à la facilité du succès, ni peut-être de se laisser asservir par l’industrie rock. Certainement aussi parce que Linder est de ces personnes qui drainent des possibles qui ne se réalisent pas. Plus inspiratrice que Pygmalion, elle promène un goût d’inachevé, ne tient aucune place ni dans le monde de l’art, ni dans celui de la musique. Seule l’amitié a su demeurer indefectible.

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© Linder Sterling

Article écrit pour l’excellent blog Epidemik

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