Un bon photo journaliste est un photo journaliste vivant.
16 septembre 2008 à 11h41Françoise survolait les guerres comme le Christ marchait sur l’eau : sans s’y enfoncer. Les soldats ayant l’habitude d’accrocher un « Do not disturb » à la porte de leurs champs de bataille, pour des tueries à guichets fermés, Françoise faisait semblant de respecter la consigne. Alors qu’en quelques coups d’un Nikon caché par les boucles de ses cheveux, elle mettait l’histoire du monde dans sa musette. Pas d’images prises en rafales, pour être sûre de ne rien louper, juste son œil ouvert sur cet essentiel qu’elle savait voir, un instantané. Un clic et un clac achevés par un sourire. Etre d’ailleurs à l’élégance de ballerine, on ne la remarquait pas plus qu’un oiseau. Pas de photos volées, jamais de mise en scène : rien que le brutal de la vérité. Elle faisait simplement un métier compliqué : prêter ses yeux aux spectateurs du monde. Leur montrer que la guerre n’est jamais jolie.
Femme dans un monde d’hommes, princesse elle est restée. L’affubler du titre – gratifiant pour les frimeurs- de « photographe de guerre », elle ne mérite pas ça, cette assimilation à une passion pour les carnages. « Fifi » qui n’avait peur de rien, et se tenait toujours prête à mourir, détestait la simple violence d’une gifle. Elle photographiait les guerres comme les alpinistes grimpent les montagnes : parce qu’elles sont là. Préférant parler des amours de ses chats que de revivre, au bar de l’hôtel, les embuscades ou les bombardements du jour. A Beyrouth, photographe pour Time Magazine, elle vivait à l’année dans un appartement donnant sur la mer, vulnérable face aux avions en piqué, aux canons dressés. Quand la guerre atteignait un pic, « Fifi » me téléphonait à l’hôtel Commodore, l’Arche de Noé des journalistes : « Chez moi c’est chaud, ça « tape » pas loin, peux-tu venir m’aider à déménager ? ». Comme deux personnages des « Ailes du désir », nous nous retrouvions, à pied dans des rues ruinées et explosives, moi avec la cage et ses deux chats siamois, elle avec la volière et les petits oiseaux rouges.
Très jolie fille, elle fût un moment mannequin avant de tomber amoureuse de Yves Billy, un photographe. C’est le temps de la vie en fleurs, de la vie en poudre, de la liberté du « Peace and Love ». « Fifi » accompagne Billy au Vietnam, c’est le début et la fin de sa vie, elle ne fera plus rien d’autre que « voir ». A Saïgon, toujours furtive et fuyant la chasse en meute, elle est la seule à photographier l’entrée des chars du Vietcong. Puis, au Cambodge elle partage de nouvelles douleurs et parraine un enfant. Concordance des temps, la guerre tambourine aussi aux portes du Liban. « Fifi » va y passer près de dix ans, entre crimes et charniers. En 1977, elle est la première femme à obtenir le prix des prix, le « World Press » photo, pour une image du massacre de palestiniens par des phalangistes chrétiens dans le quartier de la « Karantina ». La scène est si forte, mais si simple, que le sélectionneur de clichés de l’agence Gamma ne la retient pas pour la proposer aux magazines. Elle ne deviendra une icône que quelques jours plus tard quand « Fifi » la ressuscite des rebus.
La nature des conflits change, comme la Guerre du Golfe. Le temps est aux vidéos guerres. Mais Roger Thérond n’oublie pas « Fifi », pour lui elle continue à faire partie de la petite troupe des « grands », donc à travailler pour Paris Match.
La fin est terrible. Un cancer. Elle est soignée mais une erreur médicale la plaque dans un fauteuil roulant. S’enchaînent des années d’hôpital et de douleur, avec un rire intact. A l’aube du 3 septembre, avant que ne se lève cette lumière qui est le sang des photographes, c’est son cœur, ce qu’elle avait de plus fort, qui a lâché.