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LUTTES / CHRONIQUE DU BLÉDARD

Au Brazza

lundi 20 novembre 2006 par Akram Belkaïd
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Samedi, bientôt quinze heures. L’arrière-salle est presque vide. Tables débarrassées et essuyées, chaises en bois ordonnées et cendriers vidés. Une vague odeur de désinfectant citronné flotte dans l’air à moins qu’il ne s’agisse de quelques vapeurs libérées par une pression blonde ou rousse. De temps en temps, au gré d’un client accoudé au zinc, un percolateur laisse échapper son gémissement habituel. Dans un coin, juste en dessous d’une horloge digitale qui retarde, deux femmes, la quarantaine pour l’une, bien plus pour l’autre, grattent de petits rectangles bleus, avec l’ongle du pouce pour la première, avec une pièce de vingt centimes pour la deuxième. Lèvres pincées, elles liment en silence repoussant d’un geste sec, presque violent, les tickets perdants qui s’empilent comme des coquilles de noix vides.

Un homme, cheveux courts et blancs, s’installe à une table voisine avec deux fillettes qui piaillent et se donnent des coups de coude.

« - Un coca, lance-t-il au patron venu pour la commande.

- Normal ou light ?

- Normal. Un vrai, quoi. Qu’est-ce que vous prenez les filles ?

- Rien, dit la première. Tout à l’heure à l’anniversaire, il y aura du jus et du gâteau. Je veux laisser de la place dans mon ventre.

- Rien, répète la seconde. Je viens de manger. »

L’homme insiste, propose du jus d’orange ou de raisin ou encore une limonade blanche. Il explique ce qu’est un lait-fraise, vante la douceur d’un vittel-menthe, tente une percée avec le bon vieux chocolat chaud qui ne peut que faire du bien parce que dehors, montre-t-il à travers les portes vitrées impeccables de netteté, il menace de pleuvoir et que rien ne dit qu’il y aura suffisamment à boire et à manger à l’anniversaire. Rien à faire. « Pas envie ». « Moi aussi ». On sent qu’il a mauvaise conscience mais il abdique et plonge dans la lecture d’un magazine anglais avec la bouille cocasse et défaite de Bush en couverture.

« - Un coca pour le jeune homme, claironne le patron en déposant sur la table, bouteille, verre avec rondelle, petite soucoupe et facturette (trois euros dont quarante neuf centimes de TVA à 19,6%. Merci de votre visite, à bientôt).

- Ça me fait du bien d’entendre dire ça, dit l’homme en abandonnant sa lecture pour se servir.

- Est-ce que je peux écouter la chanson des bulles, dit l’une des fillettes. »

Il tend son verre et l’approche de son oreille. L’autre veut aussi entendre, alors le verre pétillant va vers la sienne. Elles rient. Il sourit, boit une longue gorgée et se remet à lire.

Les deux femmes ont arrêté de gratter. L’une d’elles a soufflé sur la table comme on souffle pour repousser des miettes ou les filaments torsadés d’une gomme que l’on vient d’utiliser. Elles remplissent maintenant des grilles avec application, toujours en silence et les joues de plus en plus creuses. La besogne terminée, la plus âgée se lève et va vite vers le comptoir où l’on vend des cigarettes et le droit de tenter le hasard. Quelques mots, un billet de vingt euros sorti, un peu de monnaie rendue, et la voici qui revient et s’assied, tête levée et les yeux, fiévreux, braqués sur l’écran dont les images dansent au dessus des fillettes.

Le jeu, Rapido numéro 146, va bientôt commencer. C’est un décompte à chiffres rouges qui l’annonce. Plus que deux minute, une, quelques secondes. Compte à rebours terminé. Des numéros jaunes sur fond bleu tremblotent, volent et atterrissent dans une grille. Le 7, le 12, le 17, … Première chance, proclame un message. Bientôt un autre décompte, d’autres chiffres, et, à la table où refroidissent deux cafés à peine entamés, nouveaux soupirs et dos rejetés vers l’arrière.

« - Pourquoi est-ce qu’il y a des drapeaux de la France sur les bus ? Demande une fillette.

- Je ne sais pas, souffle l’homme un peu distrait.

- Vous z’avez pas honte ! S’esclaffe le patron. C’est l’armistice.

- C’est vrai, la maîtresse en a parlé hier, hurle la curieuse.

- Oui, c’est ça, elle nous a dit que c’était la guerre, répète l’écho.

Un peu gêné, l’homme referme son magazine et termine son verre.

- C’est une guerre d’il y a longtemps, dit-il en parlant lentement comme on le fait dans les émissions télévisées du matin. Il y a presque cent ans maintenant. C’était une guerre terrible qui a duré quatre ans. C’est plus que ce que tout le temps que vous avez passé à la maternelle. Aujourd’hui, c’est la fin de cette guerre qu’on fête. C’est pour ne pas oublier.

- C’est qui qui a gagné ?

- On dit : « qui est-ce qui a gagné ? ». C’est l’Allemagne qui a perdu.

- En Hollande, dit alors une des deux pipelettes, il y a eu des inondations et des chevaux ont nagé jusqu’à une île.

- Trop fort ! s’exclame sa complice. »

Le buveur de soda anti-nauséeux est décontenancé. La sonnerie de son téléphone portable le tire d’embarras. Conversation rapide. D’abord, l’inévitable «  tu es où ? » Puis vient le programme que tout le monde dans la salle peut enregistrer. « Je dépose les filles et j’arrive (…) Je dois les récupérer à cinq heures et demie (…) Oui, c’est court pour un anniversaire (…) Mais bon, louer la salle du Macdo, ça doit pas être donné (…). A plus. Oui, moi aussi… ».

« - Et vous savez quoi les filles ? Lâche-t-il ensuite. C’est une guerre qui n’a servi à rien. Vingt ans après, ça a recommencé. En pire. »

Les joueuses ont abandonné la partie. Elles se lèvent avec des gestes incertains en faisant racler la table. Avant de sortir, la plus âgée hésite, fouille dans ses poches puis renonce. A l’extérieur, toutes les deux allument une cigarette avant de partir vers la place où tourne un manège lumineux. «  - Mon papa, il va être arrêté par la loi de ne pas fumer, dit une fillette en les regardant s’éloigner. Au Kenya, c’est interdit de fumer dans les cafés.

- Moi, dit l’autre, j’ai été à la guerre avec mon papa. J’étais sur ses épaules.

- T’as eu peur ? Lui demande sa copine réellement impressionnée. L’homme se lève en éclatant de rire.

- Ce n’était pas la guerre mais une manifestation contre la guerre. La manif n’a servi à rien tout comme la guerre qu’elle n’a pas empêchée. Allez, c’est l’heure. On va souffler les bougies chez le clown yankee. » Les fillettes hurlent de joie. Sur le trottoir, l’homme fait fermer les manteaux, serrer les écharpes et remettre les bonnets. Puis le trio s’éloigne. Lui, les tenant d’une main ferme. Elles, en sautillant et l’obligeant à se déhancher.


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