GENERALITES

Plus encore que la conquête de l'espace, la maîtrise du temps est le fantasme humain par excellence. Qui n'a rêvé, aujourd'hui comme hier, d'accéder au passé, de dominer le présent et, surtout, d'anticiper le futur ? Au-delà du rêve, cette tendance à prévoir l'avenir s'est incarnée en pratiques qui ont accompagné toute l'évolution humaine, des premiers rituels magiques aux prévisions scientifiques contemporaines, en passant par les arts divinatoires dont certains fleurissent encore dans nos sociétés.

Car s'il est clair aux yeux de tous que la prévision n'est pas toujours scientifique, qu'en est-il de la réciproque, à savoir que la science n'est pas toujours prévisionnelle ? Les opinions à ce sujet ont fluctué au cours des âges :

au xviil siècle, la science naissante se méfie du désir de prévision, assimilé aux prétentions des astrologues à prédire l'avenir;

au xix° siècle (et jusqu'au milieu du xx°), le scientisme triomphant accrédite au contraire l'idée qu'il n'y a de science que prédictive (Lecomte du Nouy écrivait: « Le but de la science est de prévoir et non, comme on l'a dit si souvent, de comprendre»); mais la complexification des sciences qui s'est produite au cours de la seconde moitié de notre siècle a contraint les hommes à revoir à la baisse leur idéal de prévisibilité et à se contenter de prévisions partielles et limitées dans le temps.

Certains prévisionnistes ont été peu prudents à cet égard, tel Ossip Flechtheim, créant en 1949 le terme futurologie, qui risquait de faire passer l'avenir lui-même pour un objet de science... Avant qu'un autre prévisionniste, Gaston Berger, ne qualifie plutôt de prospective la démarche globale consistant à mieux anticiper les futurs possibles en tenant compte des comportements humains.

Au fait, les prévisionnistes sont-ils toujours si différents des visionnaires ? Plusieurs exemples permettent au contraire de penser que les logiques sous-jacentes à ces démarches apparemment opposées ne sont pas toujours incompatibles, voire coexistent chez le même individu.

Les spécialistes du sondage par exemple, en communiquant aux électeurs des résultats intermédiaires susceptibles d'affecter leur comportement de vote, influent quoi qu'ils en disent sur l'issue du scrutin. Leur démarche, sans être à proprement parler ni prévisionniste ni visionnaire, se rapproche cependant de celle des devins qui aident les gens à désirer et à agir selon leur désir..

À l'origine, le devin est celui qui incarne au plus haut degré la volonté humaine de comprendre le monde et de l*expliquer. Au début du XVIle siècle, le cas d'un Kepler, qui s'illustra autant en astronomie qu'en astrologie, montre qu'à la condition de ne pas confondre les divers ordres de réalités (en l'occurrence le ciel étoilé et le firmament de l'âme), rien ne s'oppose à la coexistence des logiques (et des pratiques) prévisionniste et visionnaire.

Cette distinction entre le rationnel et l'irrationnel n'est pas toujours aisée à établir. Les prévisions démographiques, en particulier, témoignent souvent d'une confusion entre les réalités scientifique et idéologique; on peut songer notamment à l'influence du colonialisme sur les prévisions de l'Anglais Carr-Saunders en 1920.

En fin de compte, pour les prévisionnistes comme pour les visionnaires, la possibilité de prévoir est subordonnée à l'existence d'un futur repérable. Ce repérage peut s'avérer problématique, comme aujourd'hui en art. Ainsi, la révolution visionnaire d'un Marcel Duchamp (équivalence du banal et de l'esthétique) ne peut que mettre à mort l'illusion de l'art, et les utopies d'avant-garde, désormais privées d'objet, seraient vouées à la régression.

• La seconde partie de ces entretiens, intitulée « Du court terme au long terme », traite de la prévision scientifique proprement dite et de ses limites. Dans tous les domaines envisagés, il semble en effet qu'au-delà de certains horizons de prévisibilité (qui varient en fonction des disciplines considérées et des progrès accomplis), l'incertitude relative à l'avenir ne puisse être éliminée en raison de la nature contingente des réalités elles mêmes.

Concernant la réalité qui préoccupe chacun de nous au premier chef, à savoir notre santé, la médecine se veut de plus en plus prospective. Il convient désormais non seulement que nous sachions toujours de quoi nous sommes ou serons atteints (médecine prévisionnelle), mais aussi de quoi nous et nos enfants risquons d'être atteints un jour (médecine prédictive) si certains facteurs connus de notre génome se conjuguent à certains facteurs de l'environnement, théoriquement connus mais imprévisibles. Le caractère conditionnel de ce type de prédictions (par ailleurs discutées sur le plan éthique) en est actuellement la limite la plus tangible.

Pour les réalités du monde physique, la prédictibilité des systèmes a longtemps été associée à leur déterminisme: dans la mesure où l'on connaissait leurs lois (autrement dit les relations entre leurs différentes variables), on pensait pouvoir prédire leur comportement au cours du temps. Mais la découverte de systèmes dynamiques non linéaires qui sont à la fois déterministes et imprévisibles (le « chaos déterministe ») a révélé le caractère illusoire de cette prédictibilité. Ce qui rend le comportement de tels systèmes - par exemple climatiques ou cosmologiques - imprévisible au-delà du court terme, c'est leur « sensibilité aux conditions initiales » : la moindre perturbation les conduit très loin de leur état initial... Encore faut-il préciser que les notions de court terme et long terme sont relatives au système considéré : des prédictions météorologiques sur 48 heures équivalent à des prédictions cosmologiques sur un milliard d'années!

L'autre obstacle auquel se heurtent les prévisions à long terme est la variabilité intrinsèque des systèmes complexes (climatiques, géologiques, etc.) dont même les super-calculateurs ne peuvent prendre en compte toutes les variables. Contraintes de jouer avec ces grands nombres, les prévisions (notamment climatologiques) deviennent alors plus probabilistes que déterministes, tout en distinguant nettement de l'imprévisibilité absolue qui caractérise les comportements purement aléatoires.

Loin du monde inorganique, les marchés financiers présentent eux aussi des comportements non linéaires (manifestés par de fortes fluctuations spéculatives) que l'on s'efforce aujourd'hui de comprendre à l'aide d'un hasard qui permettrait d'observer "des fenêtres de prévisibilité" à l'intérieur de comportements globalement imprévisibles.

Que cherchent au fond les sciences de la prévision? Paradoxalement, c'est dans leurs échecs et leurs limites qu'elles l'expriment le mieux- comme en sismologie, où tout ce que l'on peut espérer prévoir c'est non pas le séisme lui-même mais le mouvement du sol qu'il produira- ou comme en écologie où interviennent d'innombrables facteurs parmi lesquels les comportements humains ne sont pas les plus prévisibles. La prévoyance d'antan reprend là tout son importance, sous les espèces modernes de la prévention: mesures antisismiques et antipollution; protection des biotopes et de la biodiversité.

1. Pourquoi la prospective ? entretien avec Hugues de Jouvenel

2. Prévision et conceptions du temps entretien avec Bernard Piettre

3. Savoir et prévoir entretien avec Jean-Marc Lévy-Leblond

4. Des techniques divinatoires aux sondages: entretien avec Christian Bertaux

5. Religions, visions et prophéties: entretien avec Michel Cazenave

6. L'art entre utopie et anticipation:entretien avec Jean Baudrillard

7. Les modèles démographiques: entretien avec Hervé Le Bras

8. La médecine prédictive  entretien avec Jacques Ruffié 101

9. Les dynamiques du chaos entretien avec Monique Dubois-Gance 

10. Marchés financiers, hasard et prévisibilité: entretien avec Christian Walter 12 5

11. La météo et les climats: entretien avec Robert Sadourny

12. Anticiper les séismes: entretien avec Raoul Madariaga 16'l'

13. Écologie et prospective: entretien avec François Ramade 177

14. Scénarios pour l'évolution des espèces entretien avec Arrnand de Ricqlès

15. L'avenir du cosmos: entretien avec Marc Lachièze-Rey 211