(Je te préviens que ça va être un billet un peu long : si t’as des urgents trucs à faire, le mieux est que tu reviennes plus tard.)
Comme tu sais : dans son nouveau bouquin (où son éditeur voit, tu excuseras le peu, un "document exceptionnel"), Philippe Val, "directeur de Charlie Hebdo ", écrit, très posément, et sans que, manifestement, cet éditeur ne s’en émeuve, que " Bakchich (…) actualise et adapte sur Internet les méthodes glorieuses de Je suis partout " - et du coup : " Bakchich porte plainte contre Philippe Val", qui trouve ça "grotesque".
Dans son nouveau bouquin, Philippe Val ne dit pas (du tout) que nous sommes, gens de Bakchich, de sinistres "connards" (c’est un mot qu’il affectionne certaines fois), ou que nous sommes des gros bâtards, ou que nous sommes des enculés : tout cela, n’est-ce pas, serait dans l’espace d’une sévère mais juste controverse, mais encore une fois ce n’est pas (du tout) ce que dit le directeur de Charlie Hebdo - qui préfère, tranquillement, comparer Bakchich avec Je suis partout.
(C’est toute la différence qu’il y a entre, d’une part, BHL, qui dans un échange de courriers a récemment jugé que Bakchich est ce qui se fait de plus merdique au pays des sites informatifs, mais sans pour autant se lancer dans un rapprochement hideux, et contre qui, évidemment, Bakchich n’a pas (du tout) songé à porter plainte - et d’autre part son ami Val qui "a comparé notre site" à un "journal raciste, antisémite, et pro-nazi".)
Si tu es l’un de ces petits personnages (éventuellement) boutonneux et nerveusement assez usants que le monde connaît sous le nom (générique) d’adolescents ?
Si par conséquent tu préfères te scotcher à ta console de jeux, plutôt que de potasser ta leçon d’Histoire ?
Tu ne sais pas forcément quelle immonde saloperie fut Je suis partout.
Mais Philippe Val, de son côté, a forcément quelques rudiments, et il sait, naturellement, que : " Je suis partout n’avait pas tardé à se donner des allures fascisantes, consacrant dès 1932 un numéro spécial enthousiaste à l’Italie mussolinienne et affichant ses sympathies pour les entreprises d’un Degrelle, d’un Mosley, d’un Codreanu et bientôt d’un Hitler. (…) Je suis partout allait au cours des années suivantes accentuer fortement sa dérive fasciste, (…) drainant une clientèle (…) plus large. Ce à quoi n’étaient pas étrangers la xénophobie et l’antisémitisme croissants de la revue (…). D’abord plus proche de l’Italie que de l’Allemagne, la "bande de Je suis partout" (…) en vint peu à peu (…) à faire l’apologie du national-socialisme dont la politique raciale répondait, mieux que celle du Duce, à sa propre haine des juifs" [1].
Et il sait, naturellement, que : "Triomphant après avoir obtenu de reparaître sous l’occupation allemande, (Je suis partout) multiplie les polémiques et les appels au meurtre contre les Juifs et les hommes politiques de la IIIe République" .
En sorte, que tu l’as compris : le big boss de Charlie Hebdo a fait sciemment le choix de comparer Bakchich, plutôt qu’à une quelconque pénible feuille de chou, à un torchon pro-nazi qui incitait à la haine raciale [2].
(Tu noteras au passage qu’il assure maintenant, un peu comme s’il n’assumait pas cette gigantesque vilenie : "J’ai comparé Bakchich à un journal d’avant-guerre qui salissait les gens en colportant des rumeurs" [3].
Dans son Traité sur la tolérance, Voltaire fait dire à un-homme-qui-se-porte-bien que "l’hypocrisie est une bonne chose" : mon petit doigt me chuchote que cette rude leçon n’a pas été complètement perdue.)
Ça dure comme ça depuis lurette : le big boss de Charlie Hebdo vient de passer (presque) dix ans à traîner une boue épaisse nombre de ceux qui (à gauche, notamment) avaient le front d’être sur la vie d’un autre avis que le sien.
(Voir, ici, quelques exemples, assez overtypiques.)
Et quand Bakchich sonne la fin de la récré ?
Le voilà qui "trouve incroyable que des gens qui (l’)ont traîné dans la merde puissent l’attaquer en justice" !
Man, je comprends que tu aies soudain une grosse envie de nous la jouer à la poète-maudit-persécuté-par-des-world-wide-brasillachs , mais dans la vraie vie, n’est-ce pas ?
Ce n’est pas du tout comme ça que tout le truc a démarré.
Dans la vraie vie, c’est le "directeur de Charlie Hebdo " qui a commencé, il y a (environ) dix ans, au moment où l’OTAN bombardait le Kosovo, à traîner "dans la merde" les impudent(e)s coquin(e)s qui osaient ne pas joindre aux siens leurs applaudissements - et pas dans n’importe quelle merde, mais dans celle, bien dégueulasse, des accusations infamantes, style voyez comme ces gens-là puent "la haine de la démocratie et l’antisémitisme".
Excellent pioche, au demeurant : cette riche démonstration était si délicieusement d’époque, si élégamment bath, qu’elle valut au big boss de Charlie d’être, au fil des années, intronisé comme chroniqueur sur France Inter, I-Télé, RTL, Paris Première, France Culture - qui sont, comme tu sais, nos médias les plus confidentiels.
Dans la vraie vie, ce n’est que de fraîche date que des internautes, notamment, ont développé, sur la pensée de Val, un point de vue un peu différent du point de vue de France Inter, I-Télé, etc. : et c’est à ce moment-là que l’intéressé, outré qu’on puisse contester sur des blogs la vision du monde qu’il défend notamment sur France Inter, I-Télé, etc., a commencé à suggérer, on ne se refait pas, que le Net est comme une immense… Kommandantur.
Question : qui traîne qui, et dans quelle "merde" ?
Question : qui a, dans la vraie vie, cette manie, d’apparence un peu obsessive, de mettre un sceau bien salissant au revers des sot(te)s effronté(e)s qui ont un autre credo que celui (du big boss) de Charlie Hebdo ?
Élément de réponse : il y a (aussi), dans le nouveau bouquin de Philippe Val, des pages particulièrement épouvantables où il applique sa vindicte à un dessinateur qui n’est pourtant pas le plus fanatique des militants hitlériens, puisqu’il s’agit de Plantu.
Son crime ?
Ce dessin, paru dans L’Express, où il a osé représenter Val "en nazi".
Était-ce tolérable ?
Évidemment pas, mon ami(e) - et ce, pour (au moins) deux raisons.
La première est que le directeur de Charlie Hebdo a le droit, quant à lui, de comparer Bakchich avec Je suis partout, qui était, on l’a dit, une saloperie pro-nazie, mais que Plantu, par contre, n’a aucun droit, manquerait plus que ça, de représenter "en nazi" le directeur de Charlie Hebdo.
(C’est ce que nous appellerons le minimum d’équité sans quoi aucune vie démocratique n’est possible.)
La deuxième raison est que le monde, appréhendé par Philippe Val, se divise en deux types de caricatures.
Tu as, d’une part, les caricatures de Mahomet, qui, même dessinées par un gars qui a ensuite fait au Danemark l’invité-vedette à un raffiné pince-fesses de l’extrême droite, sont une garantie que ni Oussama B., ni (surtout) son vieux complice Daniel Mermet ne viendront jusque dans nos bras égorger qui tu sais.
Puis tu as, d’autre part, cette caricature qui montre Val "en nazi" (un peu comme le même Val dépeint Noam Chomsky lorsqu’il énonce qu’"Hitler (…) fait allusion au génocide arménien" et que Chomsky est "un négateur du génocide cambodgien" et que "les génocides sont liés entre eux par leurs négateurs"), et qui est une atteinte au bon goût - ainsi que la preuve, naturellement, que son auteur (fût-ce inconsciemment) n’aime pas les Juifs : le boss de Charlie, dans son nouveau bouquin, explique ça en trois temps.
Un : "Ce dessin" (de Plantu) "me montre moi", Philippe Val, "dans la posture de l’antisémite chassant un Siné figurant le Juif persécuté".
(Je te jure que je n’invente rien !)
Deux : "Plantu a (…) trouvé amusant et pertinent d’inverser les rôles, pour bien faire comprendre à son lecteur que l’antisémitisme est en réalité généré par celui qui prétend le dénoncer, alors que celui qui exprime l’antisémitisme, au contraire, est un opprimé".
Trois : "C’est une vieille histoire. Plantu reprend là un grand classique de l’antisémitisme, mais le sait-il lui-même ? Peut-être, à l’instar de Monsieur Jourdain, fait-il du révisionnisme sans le savoir".
Et Philippe Val, qui a (aussi) quelques notions de psychiatrie élémentaire, conclut par ces mots sa redoutable démonstration : "Loin de moi l’idée d’aller supposer quoi que ce soit de l’inconscient de Plantu. Ce serait déloyal, bien sûr, mais surtout inutile. Son dessin parle de lui-même. Et ce qui lui a échappé est manifeste. Il exprime le vieux rêve antisémite de réussir à rendre les Juifs uniques responsables de leur massacre" [4].
En résumé, tu l’as compris : Val estime que Plantu est un fieffé salopard de l’avoir ainsi dessiné en nazi - et juge aussitôt que c’est bien la preuve que Plantu, inconsciemment, est quelque chose comme un nazi.
Ca nous éclaire sur la philosophie de Philippe Val, qui est assez proche, au fond, de celle de feu Arouet - à des menues différences près.
Ainsi, quand Voltaire disait (dit-on) : "Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire" ?
Notre Valtaire à nous, que le monde entier nous envie, a modernisé la formule en un crâne : "Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, et si vous ne cessez pas vitement, je vais crier partout que vous êtes un(e) antisémite, je vais dire à tout l’monde que vous sentez le Berchtesgaden".
C’est sa conception à lui de la-liberté-d’expression : dès lors que tu oses n’être pas du même avis que lui, tu es potentiellement un salaud (façon Je suis partout), et si tu prétends le contrer en des termes (ou d’un trait) aussi vifs que ceux dont lui-même use pour ses mordants éditoriaux, tu es possiblement, même si inconsciemment, un(e) antisémite.
Et ça, n’est-ce pas, c’est bien commode : ça élimine radicalement l’idée même d’une discussion où le fait documenté remplacerait, dans l’argumentation, les accusations infamantes (et où qui sait, du coup, le big boss de Charlie Hebdo pourrait n’avoir pas le dessus) - parce que, sincèrement, qui aurait l’idée grotesque d’échanger avec des nazis ou des antisémites ?
C’est commode, mais ça n’empêche pas le directeur de Charlie Hebdo - le même qui ouvre le débat en affirmant que tu es quelque chose comme un Brasillach, de nous faire le coup du franc démocrate contrarié : "J’aurais préféré que mes idées suscitent du débat, plutôt que des insultes".
Annonce-t-il, sans rire.
Principe de Valtaire : je te dis que t’es un gros salaud, et si après ça tu refuses qu’on débatte gentiment autour de mes idées, je te dis que t’es un gros salaud.
[1] Fascisme français. Passé et présent, par Pierre Milza, Flammarion, 1987.
[2] Il faudra quand même qu’un de ces matins on s’interroge un peu longuement sur ce qui fait qu’une poignée de fast thinkers médiatiques galvaude, par un usage immodéré de l’amalgame dégueulasse, la réalité historique de l’abomination nazie.
[3] Suis-je con, tout de même, de n’avoir pas saisi qu’en écrivant que " Bakchich (…) actualise et adapte (…) les (…) méthodes de Je suis partout ", le big boss de Charlie se référait, il va de soi, à un gentil Je suis partout, antérieur de beaucoup d’années au Je suis partout atroce où s’écrivait au mois de septembre 1942 : "Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder les petits".
[4] Au passage, Val mentionne que, s’il avait porté plainte contre Plantu ? Plantu aurait perdu, car "une pareille représentation, réalisée par un dessinateur célèbre dans un journal à grand tirage, ça coûte très cher devant les tribunaux. Et la jurisprudence est constante. A coup sûr, le directeur de la publication de L’Express et Plantu encourent solidairement une condamnation lourde et infamante". Et je trouve ça intéressant, parce que, dès lors que la jurisprudence est constante, je suppose que si un gars osait une comparaison entre, mettons, Bakchich, et, disons, Je suis partout - répugnante feuille pro-nazie ? Est-ce que le gars ne risquerait pas lui aussi une condamnation ?