Il faut se faire une raison (et se rendre à l’évidence que) : la crise où désormais le capitalisme nous apparaît pour ce qu’il est (confirmant le soupçon qu’au fond, il ne fait que (très) modérément la joie des familles) n’incite nullement les chantres médiatiques des suavités concurrentielles à prendre vitement (et de façon un peu discrète) le chemin creux d’un exil où ils pourraient s’interroger, fût-ce brièvement, sur l’exemplaire fausseté de tous leurs pronostics - je ne parle même pas de battre sa coulpe, à l’impossible nul(le) n’est tenu(e), comme disait Jim Phelps dans ses moments de grosse déprime [1].
Bien au contraire, les voilà qui, très posément, rivalisent d’effronterie, à l’heure de nous jurer que "le libéralisme" est l’unique "remède à la crise" du libéralisme : les mecs seraient toubibs, tu peux être certain(e) qu’ils te soigneraient ta brûlure au troisième degré à grands coups de fer à repasser.
Un exemple frappant de cet acharnement est dans le nouveau numéro de Marianne, où Philippe Manière, qui n’est certes pas le plus farouche contempteur de la démence capitaliste, use, pour la défense du système qui vient de faire la preuve de sa non-valeur absolue, de l’argument, devenu banal, du contre-modèle antidémocratique, par définition infréquentable.
Pour bien suivre son raisonnement, il faut se rappeler que l’autre jour, le président Chavez a très chaudement félicité son homologue Sarkozy, le jugeant bien engagé sur la voie du socialisme - encore un effort, camarade.
Il est permis, naturellement, de supposer que là, Hugo faisait le rigolo (comme sur la photo) - et qu’il y avait probablement de l’ironie dans son hommage : mais Philippe Manière prend au premier degré son applaudissement, et il en tire, évidemment, le motif d’une exhortation à ne (surtout) pas succomber aux sirènes du "grand retour de l’Etat à tous les étages" - façon Union soviétique.
Sa démonstration est simple : si le président Chavez (qui est, raille-t-il, "un homme modéré, (…) pas atrabilaire, pas démagogue pour un sou - et tolérant, avec ça") félicite "la France et ses dirigeants" pour leur (vraie-fausse) conversion à l’Etat-providence ?
Ben c’est bien la preuve, mâme Dupont, que cette éruption étatique est positivement affreuse - puisque, justement, elle force l’admiration d’un homme qui est notoirement atrabilaire, démagogue, et intolérant.
(A la question : "En quoi le chef de l’Etat vénézuélien serait-il, dans la vraie vie, plus atrabilaire, plus démagogue et moins tolérant que n’est le chef de l’Etat français ?"
Philippe Manière ne répond pas.
Il est vrai, me diras-tu, que personne ne la lui a posée.)
Après ça, notre expert ès-mondialisation heureuse fait un détour sans véritable intérêt par Cuba et la Chine pop, et il souligne comme ça que ces deux endroits ne sont pas exactement des foyers d’allégresse démocratique, et en cela il a, tu sais quoi ?
Totalement raison.
Et finalement il arrive à ceci, où je voulais attirer ton attention : "Les grandes démocraties libérales sont imparfaites. (…) Il se trouvera toujours des Français haineux du commerce, de la finance et des "excès" qu’ils génèrent [2] pour leur préférer, comme dans les années 30, comme dans les années 50, des modèles alternatifs "stables". Fussent-ils ou non fréquentables".
Hop : revoilà nos bonnes vieilles années 30, qui sont comme tu sais, dans l’époque, l’épouvantail dont s’emparent, quel que soit le sujet, ceux qui sont à bout d’arguments un peu convaincants [3].
C’est la nouvelle incantation, le nouveau "sésame ouvre-toi" des thuriféraires du capitalisme, et depuis quelques temps ils ne cessent de la débiter : la "démocratie libérale" (et tu as compris que le mot important est "libérale") est ce qui nous sauvera du retour possible d’un modèle alternatif de type années 30, avec un accent italien, ou bavarois.
Il y a peu, remember, Alexandre Adler nous prévenait : "(…) Certes, l’effondrement ne sera pas comparable à celui de 1929 sur le plan matériel. Mais il en va différemment du plan intellectuel où, pour le dire non sans une certaine emphase, sur le plan spirituel. En 1928, quelques mois avant le krach de Wall Street, l’Allemagne avait pour chancelier le débonnaire social-démocrate Hermann Müller (…). Le parti nazi, dont la tentative de prise de pouvoir en 1923 s’était soldée par une fin lamentable et même comique, oscillait entre 4 % et 6 % du corps électoral. Trois ans plus tard, le même parti approchait des 40 % ".
Philippe Manière nous dit sensiblement la même chose quand il oppose, d’une part, le "commerce" et la "finance", et d’autre part, "comme dans les années 30, (…) des modèles alternatifs" - référence, évidemment, au fascisme et au nazisme : l’idée, je suppute que tu l’as compris, est que si nous ne faisons pas l’effort d’être amoureux (plutôt que brutalement "haineux") du "commerce" et "de la finance", et que si en somme nous refusons de nous allaiter aux deux pis du capitalisme, nous risquons (fort) de voir débouler un nouveau Mussolini ou un nouveau Hitler.
Le capitalisme comme dernier rempart de la démocratie ?
Voilà une idée amusante - mais qui tout de même présente la minuscule imperfection d’être un bobard de niveau 9 (sur l’échelle de Gepetto), parce que, dans la vraie vie, et comme l’a vu de visu Daniel Guérin dès 1936 ?
Les capitaleux n’étaient pas exactement les pires ennemis des totalitarismes bruns - non, ami(e) : pas exactement.
Ainsi, en Italie, "(…) non seulement l’industrie lourde, mais aussi la Banca Commerciale, poussent Mussolini vers le pouvoir : et c’est ensemble qu’en octobre 1922, les magnats de la "Confédération de l’Industrie" et Toeplitz [4] fournissent les millions nécessaires à la "Marche sur Rome". Le 28 octobre, à Milan, (…) des pourparlers actifs ont lieu entre Mussolini (…) et les chefs de la Confédération générale de l’Industrie, les députés A. Stefano Benni et Gino Olivetti. Les dirigeants de l’Association Bancaire, qui avaient versé vingt millions pour financer la "’Marche sur Rome", les dirigeants de la Confédération de l’Industrie (…), télégraphient à Rome pour donner (…) l’avis que la situation ne comporte pas d’autre issue qu’un gouvernement Mussolini".
En résumé : "L’ensemble du capitalisme italien subventionne la "Marche sur Rome"" des fascistes.
De la même façon, à quelques encablures de là, et dix ans plus tard - je vais te la faire courte : "C’est l’ensemble du capitalisme allemand qui tient sur les fonts baptismaux le Troisième Reich".
En Italie et en Allemagne, "les magnats capitalistes (…) disposent enfin de l’"Etat fort" souhaité", qui, "par une série de mesures d’ordre social et économique, (…) va s’appliquer à enrayer la chute de leurs profits, à rendre "rentables" leurs entreprises" [5].
Et bon, je ne voudrais pas complètement te pourrir ton week-end, mais puisqu’on nous suggère que le capitalisme est une sûre protection antifasciste, lis donc un peu ça, qui vient de chez Wikipédia : "Henry Ford est (…) le plus célèbre des bailleurs de fonds étrangers d’Adolf Hitler, et il a été récompensé dans les années 1930 pour ce soutien durable avec la plus haute décoration nazie pour les étrangers. (…) Ford (…) tire profit de la Seconde Guerre mondiale, en alimentant l’industrie de guerre des deux camps : il produit, via ses filiales allemandes, des véhicules pour la Wehrmacht, mais aussi pour l’armée américaine. Henry Ford participe à l’effort de guerre allemand avec Opel, filiale de General Motors. Des succursales de Ford implantées en Allemagne demandent réparation pour les bombardements subis. Un million de dollars est réclamé aux Américains pour les dégâts provoqués dans l’usine de Cologne. Ford demande aussi des réparations au gouvernement français. 38 millions de francs sont versés après le bombardement de son usine de Poissy".
J’arrête là (je veux dire que je te passe, quelques décennies plus tard, les aventures de Milton Friedman chez Pinochet [6]) : je ne voudrais quand même pas que tu deviennes l’un de ces tristes "Français haineux du commerce, de la finance et des "excès" qu’ils génèrent".
Je veux bien comprendre qu’il est difficile, et probablement un peu humiliant, pour ces gens qui depuis de looooo(ooooo)ngues années vont (pro)clamant que rien ne vaut pour l’humanité une looooo(ooooo)ngue cure libérale, de (se) justifier aujourd’hui (sur fond d’un cataclysme où, rappelle-toi, 25.000 milliards de dollars sont déjà partis en fumée) de leur impéritie.
Mais en même temps, la moquerie a quand même des limites.
La prochaine qu’ils voudront te faire le coup du capitalisme-ou-la-mort (de la démocratie), demande leur s’ils préfèrent que tu leur parles d’abord de la Confindustria, ou d’abord du bon monsieur Ford : m’est avis que ça les calmera.
[1] Tu devrais, sur un tel sujet, lire dans le Diplo du mois le très drolatique papier de Frédéric Lordon sur "les disqualifiés" : le gars, laisse-moi te dire, envoie sauvagement le bois.
[2] J’aime ces guillemets à "excès", pour ce qu’elles nous révèlent du philippemaniérisme.
[3] Je passe un peu vite sur la référence aux "années 50", où Philippe Manière. je suppose, voudrait nous suggérer que le capitalisme est (aussi) un antidote puissant aux poisons du stalinisme : l’empressement presque sexuel que mettent les commerçants et les financiers à se bousculer au chevet de la Chine communiste lui fait, je crois, une réponse qui se suffit à elle-même…
[4] Directeur de la Banca Commerciale.
[5] Fascisme & grand capital, par Daniel Guérin, François Maspero, 1965.
[6] Je voudrais quand même que tu mesures mieux, à l’aune des Chicago Boys, l’exacte valeur de la promesse du capitaliste (ou de son fidèle admirateur de la presse) qui te jure ses grands dieux qu’il va mettre dans sa pratique de la "morale" et de l’"éthique"…