L’esprit des lois
L’affaire Villepin remet au goût du jour la question de l’indépendance de la justice. On s’étonne que le Président de la République puisse chercher justice contre un ancien Premier ministre devant des juges qu’il vilipende par ailleurs et dont, surtout, il est presque le chef.
En effet, la constitution de la Vème République contient cet article 64 « Le président de la République est garant de l’autorité judiciaire. » En clair, le Président de la République ‘patron’ du pouvoir exécutif assure lui-même l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Pourtant, Montesquieu avait été clair. Il posait le principe de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire comme base de la démocratie : « Il y a dans chaque Etat trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens et la puissance des choses qui dépendent du droit civil. (…) On appellera cette dernière la puissance de juger (…). Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. » Cet ‘Esprit des lois’ date de 1748. En France en 2009, il n’y a toujours pas de majuscule à ‘autorité judiciaire’, même après une quinzaine de révisions de la constitution.
En revanche, dès 1787, les Américains implantent dans leur constitution les idées de notre concitoyen. Et avec quelle majesté ! Le pouvoir judiciaire « sera dévolu à une cour suprême et à telles cours inférieures que le Congrès pourra, le cas échéant, ordonner et établir. (…) Le pouvoir judiciaire s’étendra à toutes les causes en droit et en équité, survenues sous l’empire de la présente constitution, des lois des Etats-Unis, des traités conclus ou qui seront conclus, sous leur autorité (…) »
Ce texte introduit deux idées. La première : le pouvoir judiciaire s’incarne dans une cour suprême et dans les juridictions subalternes ; la seconde : le pouvoir judiciaire arbitre tous les contentieux par le moyen de la loi. De cette consécration constitutionnelle, la justice retire un prestige particulier. Il serait temps que le texte fondateur de la Ve République l’y implante. A défaut, nous avons des allures de république bananière : le Caudillo garde la main sur la justice.
La France est le dernier pays européen (avec l’Angleterre) à ignorer la séparation des pouvoirs. Les pesanteurs y sont lourdes. Ainsi, en 1993, une réforme constitutionnelle est entreprise en vue de donner plus d’indépendance à la justice. Mais tous les corps constitués se prononcent pour le maintien du vocable ‘autorité judiciaire’ ! Néanmoins, un amendement est présenté : « La justice est rendue au nom du peuple français (…). Les tribunaux sont indépendants et ne sont soumis qu’à la constitution et à la loi, qu’ils appartiennent à la juridiction judiciaire et administrative. » ? Qui le propose ? Les communistes ! Des leçons de démocratie données par les enfants de Staline ! La réforme qui suit retouchera le fonctionnement du Conseil Supérieur de la Magistrature qui coiffe les carrières des magistrats. Une réforme récente en a encore compliqué les règles.
Par contraste, la constitution allemande de 1949 contient un chapitre : ‘Le Pouvoir judiciaire’ et un article : « Le pouvoir judiciaire est confié aux juges ; il est exercé par le tribunal constitutionnel fédéral, par les tribunaux fédéraux prévus par la présente loi fondamentale et par les tribunaux des Länder. »
La constitution espagnole de 1978 contient cet article du chapitre ‘Pouvoir judiciaire’ : « I. La justice émane du peuple et elle est administrée, au nom du roi, par des juges et des magistrats qui constituent le pouvoir judiciaire et sont indépendants, inamovibles, responsables et soumis exclusivement à l’empire de la loi (…). »
La raison de la frilosité française réside dans la peur d’un gouvernement des juges. Pourtant, depuis deux siècles (surtout l’Empire), c’est surtout un gouvernement sur les juges. Bien sûr, il y eut Vichy aux bottes de l’Etat ‘nouveau’ dans un contexte de défaite nationale. Mais bien avant, nous eûmes l’épuration ‘républicaine’ des années 1880 qui renvoya dans leurs foyers plus d’un millier de magistrats. D’ailleurs à l’initiative d’hommes politiques en majorité avocats… Et pourquoi craindre les juges puisque, en France, ils ne font qu’appliquer les lois votées par le parlement ? Ils ne les créent pas, au contraire de leurs homologues anglo-saxons lesquels, selon la théorie locale, les ‘découvrent’ par leurs jugements.
A l’occasion de la réforme actuelle de la procédure pénale, on discute à perdre haleine sur l’indépendance du parquet (les magistrats qui accusent) et on oublie celle des juges qui jugent et qui sont d’abord ‘l’Autorité judiciaire’.
Les juges, eux, n’oublient rien : l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin attend son jugement par le tribunal correctionnel, le hiérarque des gouvernements de droite Charles Pasqua est condamné à un an de prison ferme et l’ancien Président de la République Jacques Chirac est renvoyé devant le tribunal.
Le Pouvoir judiciaire sourd devant des politiques sourds.