Le sidérant, chez le réac, est cette façon qu’il a, comme faisait hier encore le stalinien, de travestir le réel (de le nier même, au besoin), pour le remplacer par une réalité-bis, une réalité Potemkine, où se justifie à bon compte son refus absolu de se regarder pour ce qu’il est.
Prenons, si tu le veux bien, le cas de l’écrivain corrézien Tillinac.
(Denis, de son prénom.)
Le gars est chroniqueur à Valeurs actuelles : il est par conséquent, sous le règne de Sarkozy, et toutes choses égales par ailleurs, l’équivalent de ce que furent, sous le règne de feu Сталин, les chroniqueurs de L’Humanité.
Tillinac était l’ami de Chirac, du temps que Chirac présidait - sans doute l’est-il encore.
Tillinac est l’ami de Sarkozy, du temps que Sarkozy préside - et confesse même, non sans courage, "un faible pour son style, voire sa personne".
(Cela fit même rire, dans un journal peu suspect de nourrir à l’endroit de la gauche de quelconques sympathies, puisqu’il s’agit du Figaro, Stéphane Denis, qui est tout sauf un marxiste-léniniste, et qui écrivit à l’automne : "Tillinac a retrouvé pour Sarkozy les mots dont il se servait pour Chirac, dont il fut le barde".)
Tillinac, en somme, est une figure de la droite, au pays que la droite gouverne.
Le gars, par conséquent, n’a pas exactement le profil du minoritaire que persécuterait la puissance dominante : plus près du manche, tu ne trouveras pas, dans le cénacle des penseurs venus de la Corréze.
Tillinac, pourtant, inconscient de la cocasserie de sa longue lamentation de rouspéteur majoritaire, se plaint dans Marianne, ce matin, de "la bien-pensance" - qui est comme tu sais l’entité où la droite aime à s’identifier un terrifiant ennemi, qu’elle ne définit jamais, je suppose que tu l’as noté, que par ces vagues désignations ("bien-pensance" ou "bien-pensisme") dont Сталин, déjà, pressentait qu’elles étaient utiles au maintien d’une paranoïa globale de niveau 9.
Tillinac, plus précisément, se plaint de ce que "la bien-pensance" (du fond, certainement, des cavernes d’où elle ourdit, aux monts d’Afghanistan, de sournoises conspirations) forge(rait), pour accabler une droite qui ne détient, c’est vrai, que les neuf dixièmes (et demi) des leviers du pouvoir, "une démonologie".
Comprendre que "la bien-pensance" f(er)ait rien qu’à inventer, pour effarer l’électorat, des figures démoniaques.
(Cependant que la droite n’est pas du tout du genre, oooooh beeeeen nooooon alooooors, à démoniser telle ou telle catégorie de la population, fût-ce, par exemple, celle des musulmans (qui dans leurs baignoires font des massacres d’ovins), désolé, mâme Chabot, on mange pas d’ce pain-là, c’est pas nous qu’on va détourner l’attention du prolo de son pouvoir d’achat en lui servant au petit-déj du sans-papier bouffeur de fric, on n’est pas comme ça, mâme Chabot, ça serait inélégant.)
Tillinac, pour asseoir sa """démonstration""" (vois comme j’envoie du guillemet), distingue, d’une part, une "démonologie" ancienne, et d’autre part, tu l’as deviné, "la nouvelle "démonologie"".
Voyons l’ancienne, que Tillinac résume ainsi : "Il y a dix ans, pour démonétiser un adversaire, on le présumait "lepénisé", et la messe était dite", mais "ça ne marche plus".
Et je te demande, ami(e), un peu d’attention, car c’est là, dans un premier temps, que se mesure que Tillinac, du fond de ses replis corréziens, ne perçoit, du réel, que de lointains reflets.
Dans la vraie vie, neffet - comme tu sais probablement.
Ce n’est pas (du tout) il y a dix ans, que "pour démonétiser un adversaire, on le présumait "lepénisé"".
Dans la vraie vie, c’est aujourd’hui, sous le règne décomplexé du Sarkozy que lèche une longue séquelle de clercs estampillés, qu’on lepénise la dissidence, pour (tenter de) la disqualifier.
Ainsi est-ce dans Le Point, qui est une espèce d’hyperbole sarkozique hebdomadaire, et sous les plumes de Giesbert, en même temps que de Gallo, qu’on pouvait lire, tout récemment, que l’opposition politique aux menées antisociales du nouveau chef de l’Etat français incarnait : "Un lepénisme".
Et même, pourquoi se gêner : "Un lepénisme de gauche".
Et presque un nazisme, pourquoi brider son délire, puisque tout aussi bien, Gallo nous l’assénait, il y avait aussi de l’antisémitisme, dans cette opposition.
(Plus c’est gros ?
Plus ça passe.)
Plus généralement, la droite qui (pense qu’elle) pense n’aime rien tant ces temps-ci que de réduire à Hitler, exactement comme cela se pratiquait sous le règne (déjà) décomplexé de feu Сталин, tout ce qui ne pense pas comme elle : et de t’expliquer, rappelle-toi, que si tu ne te pâmais pas aux pieds de George W. Bush, tu étais un peu antisémite, et un peu nazi, par voie de suite.
La "démonologie" lepénisatrice qui émeut si fort Tillinac n’est donc pas (du tout) révolue depuis deux fois cinq ans : elle se porte bien, merci, et continue, merci, de touiller dans ses pots des intimidations toutes staliniennes.
Mais elle vient, dans la vraie vie, du camp des amis de Tillinac (les mêmes qui geignent, comme lui, que "la bien-pensance" les harasse), et c’est naturellement ce qui explique pourquoi notre Corrézien en colère fait semblant de croire qu’elle "ne marche plus".
Pour autant.
Et une fois qu’on a démontré que, là, Tillinac dit n’importe quoi.
(Ou ne lit pas Le Point.)
Ce qui est vrai aussi, l’un n’empêche bien sûr pas l’autre (mais bien au contraire l’explique), c’est que la droite régimaire (dont Tillinac n’est pas le plus féroce contempteur) a déployé dans nos entours, depuis son accession aux trônes, et à la fin de "régler le problème de l’immigration", et sans la moindre once de pudeur, les dispositifs mêmes qu’imaginèrent il y a vingt ans Pen et Mégret.
En sorte que, oui, évidemment : la droite s’est lepénisée, au point d’adopter des mesures issues du programme du Pen - et rien n’est affligeant comme les fumées que déploie Tillinac pour nier cette réalité.
Bon, ça : c’est fait.
Passons maintenant, si tu le veux bien, à "la nouvelle "démonologie"".
De quoi s’agit-ce ?
De ce que, d’après Tillinac, "la bien-pensance", désormais, en lieu et place du lepénisme, "brandit à tous escients le spectre d’un "ultralibéralisme" censé menacer nos équilibres sociaux".
(Par parenthèse, j’aime beaucoup ce : "A tous escients".
Je sens qu’il va me faire de l’usage.)
Là encore on l’observe : la vraie vie ne franchit manifestement pas les frontières de la Corrèze, à moins qu’il ne s’agisse de celles, idéologiques, de Tillinac lui-même, en sorte qu’il se meut, et lâche sa prédication, dans un monde imaginaire, où l’emprise du libéralisme prend des airs de chimère.
Dans la vraie vie, rappelle-toi : le maire de Paris vient de se proclamer, dans un livre, "socialiste ET libéral" - sous les applaudissements nourris de nos journaleux, qui n’avaient rien lu depuis cinq jours d’aussi follement iconoclaste.
(Aussitôt, Manuel Valls, outré qu’un malpoli vienne le doubler par sa droite, qu’il a pourtant fort conséquente, a réclamé que le beau mot de "libéralisme" soit vitement versé à la (déjà burlesque) déclaration de principe du Parti "socialiste".)
Et vois-tu, j’aimerais assez, dans un moment où la "gauche" qui prétend incarner (rue de Solférino) l’espoir d’un renouveau klaxonne vingt fois par jour qu’elle n’est pas moins libérale que la droite régimaire, que Tillinac nous dise, plutôt que des généralités, où se terre, exactement, "la bien-pensance" qui "brandit à tous escients le spectre d’un "ultralibéralisme"" ?
Je ne crois pas du tout que Tillinac, dont les ami(e)s sont aux manettes (et au manche près d’où il se tient), puisse vraiment trouver dans notre paysage politique, (très, très) majoritairement acquis aux saines joies du Marché, une "bien-pensance" dont le poids serait tel, qu’en effet il pèserait comme un joug aux épaules des prosateurs de la Corrèze.
Je ne crois pas que Tillinac, une fois qu’il aura dit Besancenot et Bové, et quelques autres encore, dont les scores cumulés aux dernières élections n’impressionnent que (très) moyennement, puisse mettre beaucoup de noms sur "la bien-pensance".
(Et je ne te parle même pas de la presse, où Le Figaro et Le Monde et Le Point et Le Nouvel Obs disent, du libéralisme, les mêmes jolies choses.)
D’ailleurs Tillinac ne donne pas de noms, mais (nous) parle, comme je disais, d’une "bien-pensance" indéfinie, où chacun pourra mettre ses fantasmes.
Tillinac s’invente un adversaire aussi puissant qu’imaginaire pour klaxonner un message qui, hors cette imprécision, apparaîtrait pour ce qu’il est : une récitation, laborieuse, de la doxa dominante, mêlée de gros morceaux de foutage de gueule.
Genre : "En France, l’omnipotence de l’Etat, l’armada de fonctionnaires, la pléthore de réglementations, la survivance de privilèges internes à la fonction publique, le byzantinisme des règles du jeu administratif sont un défi au bon sens".
(Je rappelle au passage que Tillinac a su, au prix sûrement du sacrifice d’une ou deux convictions natales, s’accommoder assez de "l’omnipotence de l’Etat" (et des hochets qu’elle distribue aux fidèles ami(e)s), en même temps que de "la survivance" de quelques "privilèges" anciens, lorsqu’il accepta de siéger comme représentant de Chirac au Conseil permanent de la francophonie.)
De la sorte, sous le couvert d’une héroïque résistance à la (tyrannie de la) "bien-pensance", Tillinac peut voler au secours du patronat français, que Sarkozy, comme tu sais, martyrise d’abondance.
Il énonce, par exemple, que : "Les géants du CAC 40 (…) délocalisent pour fuir les rigidités de notre droit du travail" - pauvres d’eux.
C’est un bobard, évidemment : si le patronat délocalise, même les hamsters le savent, c’est parce qu’ils peuvent s’offrir en Chine (populaire), pour la moitié du quart du prix d’un salarié français, une grosse poignée de serfs dont nulle velléité anarcho-syndicaliste n’entravera jamais la productivité - le Parti communiste chinois y veille, où Sarkozy, vers les hauteurs, a de bons partenaires commerciaux.
En foi de quoi, ce que le zélé Tillinac dénonce comme "les rigidités de notre droit du travail" est l’ensemble des règles qui assurent aux travailleurs français les droits que n’ont pas ceux de la Chine pop - et que Sarkozy, dont le credo libéral est à peu près le même que celui de Hu Jintao, met en pièces en effet depuis son arrivée, sous les applaudissements nourris de Laurence Parisot et d’un écrivain corrézien.
"La bien-pensance" ?
"La nouvelle "démonologie"" ?
Tillinac devrait en parler, au choix, aux sans-papiers traqués - ou au patron qui offre à son employé de se délocaliser à l’autre bout du monde, pour un somptuaire salaire de 150 euros par mois : est-ce que le mec ne fuirait pas nos "rigidités" sociales ?